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entendre. Lorsqu’il se montra, j’étais assise, la tête penchée sur mon bras, et appuyée contre les barreaux de la grille.

« C’est de la part de M. Manouri, me dit-il.

— C’est, lui répondis-je, pour m’apprendre que j’ai perdu mon procès.

— Madame, je n’en sais rien ; mais il m’a donné cette lettre ; il avait l’air affligé quand il m’en a chargé ; et je suis venu à toute bride, comme il me l’a recommandé.

— Donnez… »

Il me tendit la lettre, et je la pris sans me déplacer et sans le regarder ; je la posai sur mes genoux, et je demeurai comme j’étais. Cependant cet homme me demanda : « N’y a-t-il point de réponse ?

— Non, lui dis-je, allez. »

Il s’en alla ; et je gardai la même place, ne pouvant me remuer ni me résoudre à sortir.

Il n’est permis en couvent ni d’écrire, ni de recevoir des lettres sans la permission de la supérieure ; on lui remet et celles qu’on reçoit, et celles qu’on écrit : il fallait donc lui porter la mienne. Je me mis en chemin pour cela ; je crus que je n’arriverais jamais : un patient, qui sort du cachot pour aller entendre sa condamnation, ne marche ni plus lentement, ni plus abattu. Cependant me voilà à sa porte. Les religieuses m’examinaient de loin ; elles ne voulaient rien perdre du spectacle de ma douleur et de mon humiliation. Je frappai, on ouvrit. La supérieure était avec quelques autres religieuses ; je m’en aperçus au bas de leurs robes, car je n’osai lever les yeux ; je lui présentai ma lettre d’une main vacillante ; elle la prit, la lut et me la rendit. Je m’en retournai dans ma cellule ; je me jetai sur mon lit, ma lettre à côté de moi, et j’y restai sans la lire, sans me lever pour aller dîner, sans faire aucun mouvement jusqu’à l’office de l’après-midi. À trois heures et demie, la cloche m’avertit de descendre. Il y avait déjà quelques religieuses d’arrivées ; la supérieure était à l’entrée du chœur ; elle m’arrêta, m’ordonna de me mettre à genoux en dehors ; le reste de la communauté entra, et la porte se ferma. Après l’office, elles sortirent toutes ; je les laissai passer ; je me levai pour les suivre la dernière : je commençai dès ce moment à me condamner à tout ce qu’on voudrait : on venait de m’in-