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tique qu’après avoir été sensé ; celui qui voudrait commencer par être pathétique, ou s’adresser à mon cœur, à mes passions, avant que de s’être adressé à mon jugement, à ma raison, ne serait à mes yeux qu’un frénétique à qui il prendrait subitement un accès. Je me dirais, qu’a-t-il ? à qui en veut-il ? que se passe-t-il en lui ? Sa tête se dérange-t-elle ? Mes amis, apportez vite des cordes ; il a été mordu de quelque bête venimeuse. Il fallait donc laisser l’ouvrage de M. Beccaria tel qu’il était ; ou si l’on se déterminait à l’assujettir à la méthode, il en fallait absolument supprimer les morceaux de poésie et de verve, ou savoir s’échauffer peu à peu et les amener.

Le Traité des Délits et des Peines a suscité des objections sans nombre : on a dit contre cet ouvrage tout ce qu’il ne fallait pas dire, et rien de ce qu’il fallait dire. J’admire le fonds inépuisable d’humanité qui l’a dicté. Je révère l’auteur. J’aime mes semblables autant que lui, et le tissu journalier de ma vie en est, je crois, une assez bonne preuve. Tout ce que j’ai appartient presque à l’indigent qui le sollicite. Je n’ai ni le cœur dur ni l’esprit pervers ; cependant il s’en manque beaucoup que je croie l’ouvrage des Délits et des Peines aussi important, ni le fond des idées aussi vrai qu’on le prétend. Si les deux réflexions que je vais faire sont justes, j’espère qu’on n’en conclura rien contre la bonté de mon caractère, ni même si elles sont fausses.

On a dit que le salut des peuples est la loi suprême. Si l’on consulte l’histoire ancienne et moderne, si l’on consulte le cœur de l’homme, si l’on jette les yeux sur toutes les contrées de l’univers, on restera affligé ; mais on sera convaincu que la loi suprême c’est la sécurité ou le salut de ceux qui gouvernent les peuples. Donc les peines ne peuvent jamais être en raison des délits, mais en raison de la sécurité des maîtres. Il faut vingt ans d’assemblées illicites pour renverser un ministre à Londres ; il en faudrait plus d’un cent pour en renverser un à Paris ; il ne faut à Constantinople qu’une assemblée illicite d’une nuit, et de vingt janissaires pour étrangler un sultan. Les peines décernées contre les assemblées illicites ne peuvent donc être les mêmes dans ces trois contrées, à moins que ceux qui les gouvernent n’oublient leur sécurité et ne soient fous. Voilà pour le fond du système, venons à l’importance des idées.