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que si cette république pouvait mettre deux cent mille hommes sur pied, elle laisserait réduire tranquillement cette somme à la moitié par un papier affiché ou crié dans les rues ? Il en est de la bonne foi comme du patriotisme ; ce sont deux ressorts puissants, mais passagers, l’un du commerce, l’autre d’un empire.

Si l’on me demande ce que deviendront la philosophie, les lettres et les beaux-arts sous le calme et la durée de ces sociétés mercantiles où la découverte d’une île, l’importation d’une nouvelle denrée, l’invention d’une machine, l’établissement d’un comptoir, l’invasion d’une branche de commerce, la construction d’un port, deviendront les transactions les plus importantes, je répondrai par une autre question, et je demanderai qu’est-ce qu’il y a dans ces objets qui puisse échauffer les âmes, les élever, y produire l’enthousiasme ? Un grand négociant est-il un personnage bien propre à devenir le héros d’un poëme épique ? Je ne le crois pas. Heureusement toute cette espèce de luxe n’est pas fort essentielle au bonheur des nations. Peut-être ne trouverait-on pas une belle statue dans toute la Suisse, et je ne pense pas que les treize cantons en soient plus malheureux. Quelle est la cause des progrès et de l’éclat des lettres et des beaux-arts chez les peuples tant anciens que modernes ? La multitude d’actions héroïques et de grands hommes à célébrer. Tarissez la source des périls, et vous tarissez en même temps celle des vertus, des forfaits, des historiens, des orateurs et des poëtes. Ce fut au milieu des orages continus de la Grèce, que cette contrée se peupla de peintres, de sculpteurs et de poëtes. Ce fut dans les temps où cette bête féroce qu’on appelait le peuple romain, ou se dévorait elle-même, ou s’occupait à dévorer les nations, que les historiens écrivirent et que les poëtes chantèrent. Ce fut au milieu des troubles civils en Angleterre, en France après les massacres de la Ligue et de la Fronde, que des auteurs immortels parurent. À mesure que les secousses violentes d’une nation s’apaisent et s’éloignent, les âmes se calment, les images des dangers s’effacent, et les lettres se taisent. Les grands génies se couvent dans les temps difficiles ; ils éclosent dans les temps voisins des temps difficiles ; ils suivent le déclin des nations, ils s’éteignent avec elles : mais comme il est rare qu’une nation disparaisse sans un long enchaînement de désastres, alors l’enthousiasme renaît dans quelques