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le peuple, tantôt sur moi ; le peuple m’écoutait sans émotion. J’étais content des religieux ; ils jouaient assez bien la sainte frayeur et l’admiration, mais ils n’inspiraient ni l’une ni l’autre. J’attaquais ensuite les vices qui doivent mériter les supplices de l’enfer. Je m’attachai à cette sorte d’amour-propre qui élève l’âme et qui mène à l’indépendance ; je me souvenais que mes maîtres m’avaient dit : « Mon fils, inspirez l’humilité à vos frères, et ils vous glorifieront. » J’attaquai aussi l’attachement aux biens de la terre. « Vos maisons, disais-je au peuple, ne sont que des hôtelleries ; à peine pourrez-vous y séjourner : c’est le tombeau qui est votre demeure éternelle. Donnez vos biens ; mais donnez-les à ceux qui en ont besoin, et qui sauront en faire un saint usage. » Je parlais ensuite de la pauvreté et des vertus de ceux qui ont embrassé la vie religieuse. Les sages souriaient, et le peuple bâillait. Je m’aperçus trop du peu d’empire que j’avais sur mes auditeurs ; je sentis contre eux une violente indignation, et, ne pouvant les émouvoir, j’aurais voulu les extirper. J’éclatai contre ces hommes orgueilleux qui osent prendre confiance aux lumières de leur raison ; j’attaquai la raison même ; j’en voulais surtout à cette raison éclairée qu’on appelle sagesse. Je peignis les sages comme ennemis de l’État, et des citoyens, et du prince, et des femmes du prince, et des enfants du prince ; ces saintes invectives soutenues d’un ton de voix pathétique et d’un geste véhément, ne firent aucun effet, et je descendis de la tribune après quelques pieuses imprécations.

« Je fus reconduit chez moi par les religieux. Ils m’embrassèrent, les yeux baignés de larmes, et l’un d’eux me dit : « Les sages ont éclairé Balbeck ; nous avons fait de vains efforts pour arrêter les progrès de la sagesse ; elle marche à grands pas ; elle se mêle parmi le peuple ; elle ose se placer près du trône. Nous nous trouvons aujourd’hui une race d’hommes étrangère au reste des hommes ; nous leur sommes opposés d’intérêts, de sentiments et d’opinions ; les ténèbres sont dissipées, et la proie échappe aux oiseaux de la nuit. Nous sommes dans la société comme ces herbages visqueux que le mouvement des mers arrache de leur sein et rejette sur le rivage. Ceux d’entre nous qui sont détrompés, et ceux qui ont conservé leur erreur, sont également à plaindre, et nous ne pourrons plus jouir de l’erreur, ni dans nous ni dans les autres.