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nous pas avec tous nos amis, chez l’homme du monde qui vous est le plus attaché, qui vous en a donné le plus de preuves ? Vous étiez si gai avant le repas.

cinqmars.

C’est que je comptais dîner chez mon ami.

derville.

Eh bien ?

cinqmars.

Eh bien, n’avez-vous pas entendu ?

derville.

Quoi ?

cinqmars, sans le regarder.

Un administrateur de l’hôpital !… Je connais la fortune de Versac. Lorsqu’il nous pria de venir dîner ici, je ne fis nulle difficulté de l’accepter, croyant qu’il nous traiterait en ami. Point du tout. J’arrive et je vois une table de quinze couverts. Que diable, cet homme croit donc que sa compagnie ne nous suffit pas ! On sert, et c’est un dîner pour quarante personnes… « Mais, dites-moi, je vous prie, lui demandai-je, qu’est-ce que cela signifie ? Qui nous traite ainsi ? qui fait les frais de ce repas ?

« — La maison, me répond-il.

« — Quoi ! dis-je, ce festin, car c’en est un ?…

« — Il ne me coûte rien, dit Versac, et je vous en donnerai comme celui-là tant qu’il vous plaira… » (En s’arrêtant.) À l’instant même mon âme s’est serrée ; tous les plats m’ont paru couverts de la substance des pauvres, et tout ce qui nous environnait inondé de leurs larmes… et vous voulez que je rie ? Morbleu ! je ne pourrai de longtemps envisager cet homme.

derville.

Quel tableau ! vous me faites frissonner.

cinqmars.

Lui qui est placé ici pour maintenir la règle !… Non, je ne remettrai de ma vie les pieds ici.

derville.

Je rougis, je l’avoue, de n’avoir pas été frappé comme vous de cet abus.

cinqmars, vivement.

Et Versac, et votre chevalier, et ses contes, et vous-même, vous m’avez rempli l’âme d’amertume. Mais, dites-moi : vous