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cela que le souverain génie l’a nommé le serviteur des serviteurs ; car le souverain génie est rempli d’équité et de prudence, et n’erre jamais dans ses jugements. »

L’étranger ne savait que penser, en voyant des hommes de sens, à en juger par leur maintien, leur âge et les honneurs qu’on leur rendait, débiter de sang-froid de pareilles extravagances.

Comme ils causaient, ils entendirent un grand bruit mêlé de cris, les uns de douleur, les autres de joie. L’étranger, toujours aussi curieux qu’étonné, en demanda le sujet : « C’est, reprit le troisième vieillard, qu’il arrive de temps en temps que le génie, pour éprouver la patience de ses sujets et leur confiance en lui, permet qu’ils soient assommés en confessant sa bonté, sa clémence et sa justice. Ce sont ses favoris à qui cet honneur est réservé. Ce n’est pas que tous ses sujets ne soient également obligés de le croire parfait, car ils s’y sont engagés par serment[1] durant leur premier sommeil.

— Comment, monseigneur, on jure en dormant dans votre pays ? s’écria l’étranger.

— C’est la règle, répondit le vieillard, et vous-même vous en avez fait autant, lorsque vous avez été jeté sur ce bord.

— Moi, j’ai fait serment ? continua l’étranger ; je veux mourir si j’en sais quelque chose.

— Vous n’en êtes pas moins lié, reprit le ministre, et voici comment s’est passée cette cérémonie, sans laquelle vous ne pouviez être regardé comme un citoyen de cette île[2]. Dès qu’on vient nous avertir qu’un étranger est arrivé dans notre contrée, nous allons le recevoir ; ensuite l’on prend au hasard deux citoyens qui sont toujours censés connaître à fond nos lois, nos mœurs et nos usages. On les fait tenir debout de chaque côté de l’étranger. Tandis qu’il est couché à terre et qu’il dort, on le questionne, on l’instruit des conditions nécessaires pour être admis citoyen de l’île. Et les deux répondants prononcent pour lui le serment par lequel il s’engage à se conformer toute sa vie à la croyance et aux lois du pays.

— Vous vous moquez de moi, répliqua l’étranger en colère. À quoi, s’il vous plaît, a-t-on prétendu m’engager ?

  1. Par serment n’est pas dans Rousseau.
  2. Comme citoyen de l’île (Rousseau).