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— C’est, répondit Mangogul, si vous et moi, madame et tous les autres, venions à perdre ce que Tanzaï et Néadarné retrouvèrent en rêvant.

— Quoi ! vous croyez, interrompit Mirzoza, que sans ces misères-là, il n’y aurait ni estime, ni confiance entre deux personnes de différent sexe ? Une femme avec des talents, de l’esprit et des grâces ne toucherait plus ? Un homme avec une figure aimable, un beau génie, un caractère excellent, ne serait pas écouté ?

— Non, madame, reprit Mangogul ; car que dirait-il, s’il vous plaît ?

— Mais tout plein de jolies choses qu’on aurait, ce me semble, toujours bien du plaisir à entendre, répondit la favorite.

— Remarquez, madame, dit Sélim, que ces choses se disent tous les jours sans amour. Non, madame, non ; j’ai des preuves complètes que, sans un corps bien organisé, point d’amour. Agénor, le plus beau garçon du Congo, et l’esprit le plus délicat de la cour, si j’étais femme, aurait beau m’étaler sa belle jambe, tourner sur moi ses grands yeux bleus, me prodiguer les louanges les plus fines, et se faire valoir par tous ses avantages, je ne lui dirais qu’un mot ; et, s’il ne répondait ponctuellement à ce mot, j’aurais pour lui toute l’estime possible ; mais je ne l’aimerais point.

— Cela est positif, ajouta le sultan ; et ce mot mystérieux, vous conviendrez de sa justesse et de son utilité, quand on aime. Vous devriez bien, pour votre instruction, vous faire répéter la conversation d’un bel esprit de Banza avec un maître d’école ; vous comprendriez tout d’un coup comment le bel esprit, qui soutenait votre thèse, convint à la fois qu’il avait tort, et que son adversaire raisonnait comme un bijou. Mais Sélim vous dira cela ; c’est de lui que je le tiens. »

La favorite imagina qu’un conte que Mangogul ne lui faisait pas, devait être fort graveleux ; et elle entra dans un des cabinets sans le demander à Sélim : heureusement pour lui ; car avec tout l’esprit qu’il avait, il eût mal satisfait la curiosité de la favorite, ou fort alarmé sa pudeur. Mais pour lui donner le change, et éloigner encore davantage l’histoire du maître d’école, il lui raconta celle qui suit :

« Madame, lui dit le courtisan, dans une vaste contrée voisine