Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/28

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Aucunement ; je ne le saurais.

— Eh bien, arrachez-vous les cheveux dans le silence. Le seul parti que vous ayez à prendre, c’est de vous dire à vous-même que celui qui reçoit se lie, et qu’il faut bien connaître celui dont on accepte une chaîne. Retirez-vous doucement.

— Encore si les circonstances le permettaient.

— Quoi ! vous êtes dans la nécessité de vivre à côté de lui, et c’est ce moment qu’il a choisi ?

— Il est vrai.

— Vous me mettez bien à mon aise, et vous y êtes bien aussi.

— Je ne vous entends pas.

— Vous ne devez plus rien, vous êtes quitte.

— Je vous entends encore moins.

— Et qu’est-ce que peut avoir fait et que peut encore faire pour vous un homme qui vous dédommage de la peine journalière qu’il vous cause ? Ne le voyez-vous pas du matin au soir avec une indignation que vous contenez ?

— Assurément.

— N’abuse-t-il pas à chaque instant de votre patience ?

— Assurément.

— Ne vous reprochez-vous pas amèrement la moindre des choses que votre position vous force d’accepter ?

— N’en doutez pas.

— Sa présence, sa maison, sa table ne sont-elles pas ?… Eh ! vivez en repos. Encore une fois, travaillez sans relâche à abréger ce supplice.

— C’est ce que je fais.

— Fuyez, fuyez vite, et lorsque vous serez loin, ne vous plaignez pas même à vos meilleurs amis ; amincissez imperceptiblement le lien qui vous blesse jusqu’à ce qu’il se casse de lui-même.

— Et si l’occasion se présentait à la longue de m’acquitter par quelque service important, car enfin le temps amène tout, et le rat coupa un jour la maille qui empiégeait le lion.

— Je n’ai rien à vous dire sur ce point. Je connais votre ami. Que ce moment serait heureux pour vous ! n’est-il pas vrai ?

— Très-vrai.