Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/268

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« — Qui rassemblera ces morceaux, continua Platon, et nous restituera la robe de Socrate ? »

« Il en était à cette exclamation pathétique lorsque j’entrevis dans l’éloignement un enfant qui marchait vers nous à pas lents mais assurés. Il avait la tête petite, le corps menu, les bras faibles et les jambes courtes ; mais tous ses membres grossissaient et s’allongeaient à mesure qu’il s’avançait. Dans le progrès de ses accroissements successifs, il m’apparut sous cent formes diverses ; je le vis diriger vers le ciel un long télescope, estimer à l’aide d’un pendule la chute des corps[1], constater avec un tube rempli de mercure la pesanteur de l’air[2], et, le prisme à la main, décomposer la lumière[3]. C’était alors un énorme colosse ; sa tête touchait aux cieux, ses pieds se perdaient dans l’abîme et ses bras s’étendaient de l’un à l’autre pôle. Il secouait de la main droite un flambeau dont la lumière se répandait au loin dans les airs, éclairait au fond des eaux et pénétrait dans les entrailles de la terre.

« — Quelle est, demandai-je à Platon, cette figure gigantesque qui vient à nous ?

« — Reconnaissez l’Expérience, me répondit-il ; c’est elle-même. »

« À peine m’eut-il fait cette courte réponse, que je vis l’Expérience approcher et les colonnes du portique des hypothèses chanceler, ses voûtes s’affaisser et son pavé s’entrouvrir sous nos pieds.

« — Fuyons, me dit encore Platon ; fuyons ; cet édifice n’a plus qu’un moment à durer. »

« À ces mots, il part ; je le suis. Le colosse arrive, frappe le portique, il s’écroule avec un bruit effroyable, et je me réveille[4]. »


— Ah ! prince, s’écria Mirzoza, c’est à faire à vous de rêver. Je serais fort aise que vous eussiez passé une bonne nuit ; mais à présent que je sais votre rêve, je serais bien fâchée que vous ne l’eussiez point eu.

  1. Galilée.
  2. Pascal.
  3. Newton.
  4. Cette seule page du roman rachète bien, pour nous, quelques-unes des autres, et s’il fallait les autres pour faire lire celle-là, on a quelques raisons d’être indulgent.