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perdu de vue l’offense qu’on lui a faite, et elle n’envisage plus que le supplice réservé à son amant. » En achevant ces mots, il tourna sur Fatmé le fatal anneau ; et son bijou s’écria vivement :

« Encore douze heures ! et nous serons vengés. Il périra, le traître, l’ingrat ; et son sang versé… » Fatmé effrayée du mouvement extraordinaire qui se passait en elle, et frappée de la voix sourde de son bijou, y porta les deux mains, et se mit en devoir de lui couper la parole. Mais l’anneau puissant continuait d’agir, et l’indocile bijou repoussant tout obstacle, ajouta : « Oui, nous serons vengés. Ô toi qui m’as trahi, malheureux Kersael, meurs ; et toi qu’il m’a préférée, Bimbreloque, désespère-toi… Encore douze heures ! Ah ! que ce temps va me paraître long. Hâtez-vous, doux moments, où je verrai le traître, l’ingrat Kersael sous le fer des bourreaux, son sang couler… Ah ! malheureux, qu’ai-je dit ?… Je verrais, sans frémir, périr l’objet que j’ai le plus aimé. Je verrais le couteau funeste levé… Ah ! loin de moi cette cruelle idée… Il me hait, il est vrai ; il m’a quitté pour Bimbreloque ; mais peut-être qu’un jour… Que dis-je, peut-être ? l’amour le ramènera sans doute sous ma loi. Cette petite Bimbreloque est une fantaisie qui lui passera ; il faut qu’il reconnaisse tôt ou tard l’injustice de sa préférence, et le ridicule de son nouveau choix. Console-toi, Fatmé, tu reverras ton Kersael. Oui, tu le reverras. Lève-toi promptement ; cours, vole détourner l’affreux péril qui le menace. Ne trembles-tu point d’arriver trop tard ?… Mais où courrai-je, lâche que je suis ? Les mépris de Kersael ne m’annoncent-ils pas qu’il m’a quitté sans retour ! Bimbreloque le possède ; et c’est pour elle que je le conserverais ! Ah ! qu’il périsse plutôt de mille morts ! S’il ne vit plus pour moi, que m’importe qu’il meure ?… Oui, je le sens, mon courroux est juste. L’ingrat Kersael a mérité toute ma haine. Je ne me repens plus de rien. J’avais tout fait pour le conserver, je ferai tout pour le perdre. Cependant un jour plus tard, et ma vengeance était trompée. Mais son mauvais génie me l’a livré, au moment même qu’il m’échappait. Il est tombé dans le piège que je lui préparais. Je le tiens. Le rendez-vous où je sus t’attirer, était le dernier que tu me destinais : mais tu n’en perdras pas si tôt la mémoire… Avec quelle adresse tu sus l’amener où tu le voulais ? Fatmé, que ton désordre fut bien préparé ! Tes cris, ta douleur, tes larmes, ton embarras,