Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/144

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Diderot, il n’aurait été ni si hardi, ni si pénétrant, dans sa critique dramatique. Lui-même le reconnaît avec une bonne foi dont ses biographes devraient s’inspirer pour rendre à chacun ce qui lui est dû. Lessing n’était encore qu’un étudiant obscur de l’Université de Leipzig, lorsque, dans un roman frivole où s’agitaient des questions graves, Diderot critiquait sévèrement la tragédie française. Ce passage des Bijoux indiscrets frappa tellement Lessing, que, vingt ans plus tard, il le traduisait tout entier dans la Dramaturgie, et l’acceptait ainsi comme point de départ de ses attaques passionnées contre le système dramatique de la France. »

Des questions graves ! Le mot doit faire réfléchir ceux qui se trouveraient trop pressés de condamner ce livre. Des questions graves, mais quelles ? D’abord, celle de la réforme du théâtre que Diderot allait tenter bientôt sur la scène même de la Comédie française ; ensuite celle des idées philosophiques dont il allait donner, peu d’années après, une formule plus sévère dans l’Interprétation de la nature ; enfin la critique des mœurs de l’époque, critique qui n’était pas sans portée, précisément parce qu’elle était moins fine et moins complaisante que celle du modèle que l’auteur avait choisi, Crébillon fils.

Mais le lecteur verra tout cela, et, sans doute, il jugera qu’il faut pardonner un peu à Diderot la façon dont il s’y est pris pour faire parvenir à des courtisans, à des femmes, à des jeunes gens, des idées dont ils n’auraient jamais eu connaissance s’il les eût consignées dans un livre à l’usage des seuls philosophes. En se reportant à la licence du temps où il écrivait, on verra qu’il ne l’a point dépassée, si ce n’est en latin, et l’on sait quel est le privilège du latin. Ce privilège doit être encore plus facilement accordé à cette langue, aujourd’hui qu’on ne la sait plus.

Les Bijoux sont une œuvre où la jeunesse qui s’en va (Diderot avait trente-cinq ans) lutte encore avec la maturité qui arrive. Lorsque Diderot fut à l’entrée de la vieillesse, lorsqu’il pensa à réunir, chose qu’il ne fit jamais, les pages qu’il avait semées avec tant d’insouciance pendant sa vie, il jugea lui-même sévèrement cet écart. Il disait à Naigeon, qui le rapporte dans ses Mémoires : « Ce ne sont pas les mauvais livres qui font les mauvaises mœurs d’un peuple, mais ce sont les mauvaises mœurs d’un peuple qui font les mauvais livres ; ce sont comme les exhalaisons pestilentielles d’un cloaque. » « Quoique le mien, ajoutait-il, fût une grande sottise, je suis très-surpris de n’en avoir pas, à cette époque, fait de plus grande. » Il n’entendait, continue Naigeon, parler de ce livre, même en bien, qu’avec chagrin et avec cet air embarrassé que donne le souvenir d’une faute qu’on se reproche tacitement. Il m’a souvent assuré que, s’il était possible de réparer cette