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savoir à celui qui vient. Il y a bien de la différence entre une règle de conduite appuyée sur l’autorité d’un pédagogue ou sur la conviction expérimentale d’un homme qui a vécu et souffert. De tout ce qui vient d’être dit, il s’ensuivrait presque que tous ces beaux traités de morale ne serviraient guère qu’à nous sauver de l’ennui ; et je ne suis pas trop éloigné de le croire. L’expérience propre, l’intérêt présent et la voix de la conscience, voilà les grands docteurs de la vie ; et cependant écrire, mais écrire des choses nouvelles, mais les écrire avec force et éloquence, afin d’apprêter au caquet d’un grand nombre d’hommes, et jouir de quelque considération ; être une mouche qui fasse bourdonner la ruche. Les grandes connaissances, les vraiment importantes, nous ne savons où nous les avons prises. Ce n’est pas dans le livre imprimé chez Marc-Michel Rey ou ailleurs, c’est dans le livre du monde. Nous lisons ce livre sans cesse, sans dessein, sans application, sans nous en douter. Les choses que nous y lisons pour la plupart ne peuvent s’écrire, tant elles sont fines, subtiles, compliquées ; du moins celles qui donnent à un homme le caractère de pénétration singulière qui le distingue des autres. La page de ce livre qui le sauvera d’un grand péril, qui lui fera tenter avec succès une entreprise désespérée, où est-elle ? Je l’ignore. L’enfant qui joue s’aperçoit de tout ce qui se passe autour de lui ; l’homme fait dans le monde le même rôle pendant toute sa vie. Oh ! les ineptes et les plates créatures que nous serions, si nous ne savions que ce que nous avons lu ! Les pauvres choses que tous ces principes écrits, même dans les ouvrages les plus profonds, en comparaison des besoins et des circonstances de la vie ! Écoutez un blasphème : La Bruyère, La Rochefoucauld, sont des livres bien communs, bien plats, en comparaison de ce qui se pratique de ruses, de finesses, de politique, de raisonnements profonds, un jour de marché à la halle. Aussi remarque-t-on bien de la différence entre l’homme qui a vécu et l’homme qui a médité ; ce sont les deux architectes athéniens : celui qui sait dire, et celui qui sait faire. J’ai mieux aimé, mon ami, vous jeter ici une tirade de paradoxes qui vous amuseront, que de vous fatiguer de la triste analyse de l’ouvrage d’un auteur qui n’a rien à lui, et à qui je rendrai toute la justice que je lui dois, quand j’aurai loué la bonne foi avec laquelle il en convient.