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LETTRE
À MADAME LA COMTESSE DE FORBACH
SUR L’ÉDUCATION DES ENFANTS.


Cette lettre, sans date, publiée pour la première fois dans l’édition de Naigeon, nous semble le complément naturel de ce qui précède. Diderot s’est expliqué encore d’autres fois sur l’éducation, entre autres en tête du Fils naturel. Nous y renvoyons le lecteur.


Madame, avant que de jeter les yeux sur votre plan d’éducation, j’ai voulu savoir quel serait le mien. Je me suis demandé : Si j’avais un enfant à élever, de quoi m’occuperais-je d’abord ? serait-ce de le rendre honnête homme ou grand homme ? et je me suis répondu : De le rendre honnête homme. Qu’il soit bon, premièrement ; il sera grand après, s’il peut l’être. Je l’aime mieux pour lui, pour moi, pour tous ceux qui l’environneront, avec une belle âme, qu’avec un beau génie.

« Je l’élèverai donc pour l’instant de son existence et de la mienne. Je préférerai donc mon bonheur et le sien à celui de la nation. Qu’importe cependant qu’il soit mauvais père, mauvais époux, ami suspect, dangereux ennemi, méchant homme ? Qu’il souffre, qu’il fasse souffrir les autres, pourvu qu’il exécute de grandes choses ? Bientôt il ne sera plus. Ceux qui auront pâti de sa méchanceté ne seront plus ; mais les grandes choses qu’il aurait exécutées resteraient à jamais. Le méchant ne durera qu’un moment ; le grand homme ne finira point. »

Voilà ce que je me suis dit, et voici ce que je me suis répondu : « Je doute qu’un méchant puisse être véritablement grand. Je veux donc que mon enfant soit bon. Quand un méchant pourrait être véritablement grand, comme il serait du moins incertain s’il ferait le malheur ou le bonheur de sa nation, je voudrais encore qu’il fût bon. »