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d’ennui. C’est, me direz-vous, que tous ne savent pas s’y occuper comme Horace, et vous me montrerez par votre réponse que les mœurs d’Horace ne vous sont pas mieux connues que le cœur humain. Le poëte quittait Rome, persuadé que c’était ou dans son foyer rustique, ou sous le tilleul qui ombrageait sa fontaine que la muse et son génie l’attendaient ; on entassait dans sa malle Ménandre sur Aristophane et celui-ci sur Platon ; à son départ il avait annoncé à ses amis non pas un, mais plusieurs chefs-d’œuvre : il arrivait, il jouissait du repos et de l’innocence des champs. Si Mécène le rappelait à la ville, il se courrouçait contre son bienfaiteur, il s’indignait qu’on crût avoir acquis sa liberté par des richesses, il offrait de les restituer si l’on y avait mis un si haut prix. La saison se passait, et il reparaissait entre ses amis sans avoir ouvert un livre, sans avoir écrit une ligne. Peut-être que par un séjour habituel le poëte eût oublié l’art des vers à la campagne, sans y éprouver un instant d’ennui. Cependant, qui fut plus recherché des grands, qui fut plus corrompu par leurs faveurs que ce poëte ? Il est des âmes au fond desquelles il reste je ne sais quoi de sauvage, un goût pour l’oisiveté, la franchise et l’indépendance de la vie primitive. Ils se sentent toujours étrangers dans les villes, ils y promènent un secret dégoût qui cesse par intervalles, mais qui ne tarde pas à renaître, et qui renaît quelquefois au milieu des distractions les plus violentes et les plus agréables. Si c’est un poëte, il attribue son malaise à des importunités qui l’empêchent d’être tout à son talent ; il s’en délivre, il s’éloigne, le voilà seul. Que fait-il ? il erre dans les champs, il s’étend nonchalamment sur l’herbe des prés ; il passe des heures entières à voir couler un ruisseau ; il s’arrête près du paysan qui laboure et s’entretient avec lui des travaux rustiques ; il s’assied quelquefois à la table de ses valets, il aime leurs propos, il interroge la femme de basse-cour sur ses oies, sur ses pigeons, sur ses canards ; il ordonne à son jardinier d’emmeublir un terrain qui lui paraît épuisé ; il fouille quelquefois lui-même le pied d’un arbre qui languit ; il projette une pompe qui élève les eaux de son puits et qui soulage la femme de son jardinier de la fatigue de la tirer ; il rend visite à son curé et ne s’en sépare guère sans s’être informé des pauvres de la paroisse. Il fait tout, excepté la chose qu’il était venu faire.