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logne avec un ami. Cet ami me dit : « Nous allons rencontrer des carrosses qui vont à Versailles ; je gage que nous ne verrons un visage serein dans aucun… » Tous en effet avaient ou la tête penchée sur la poitrine, ou le corps jeté dans un des angles de leur voiture, avec un air plus rêveur et plus soucieux que je ne saurais vous le peindre. Mais ce n’est pas tout : c’est que plusieurs de ces malheureux occupés à scier la pierre le long des bords de la rivière chantaient, en mordant avec appétit dans un morceau de pain bis. Donc, me direz-vous, ce dernier était plus heureux que le premier ? Oui, dans ce moment-là, ce jour-là peut-être. Mais nous ne parlons ni d’un moment, ni d’un jour. Le scieur de pierre sciait la pierre tous les jours et ne chantait pas tous les jours. L’homme de cour n’était pas tout le jour sur le chemin de Versailles, n’y allait pas tous les jours, et n’était pas toujours triste, soit qu’il y allât, soit qu’il en revînt.

Si le scieur de pierre a ressenti moins de peine d’une veine de pierre très-dure que le courtisan de l’inadvertance du monarque ou du sourcil froncé de son ministre, un regard du monarque, un mot favorable de son ministre a rendu le courtisan plus heureux que le scieur de pierre ne l’a été par une veine tendre de la pierre qui diminuait sa fatigue et abrégeait son travail.

Je ne crois pas d’un autre côté que ce seigneur qui est privé du souverain bonheur de souper dans les petits appartements, soit aussi satisfait à sa table ou à celle de ses amis, malgré la délicatesse des mets et la variété des vins les plus exquis, que le scieur de pierre, de retour du port dans sa chaumière, avec sa cruche d’eau ou son pot de mauvaise bière, à côté de sa femme et de ses enfants.

Mais si l’un est malheureux, c’est qu’il a la tête mauvaise ; et que la religion, l’habitude de la misère et du travail, avec le meilleur jugement suffisent à peine à l’autre pour le réconcilier avec son état.

Enfin, Helvétius, lequel des deux aimeriez-vous mieux être, ou courtisan ou scieur de pierre ? Scieur de pierre, me direz-vous. Cependant avant la fin du jour vous seriez dégoûté de la scie qu’il faudrait reprendre le lendemain ; et vous auriez bientôt envoyé paître et le monarque, et son ministre et toute la cour, si votre rôle de courtisan vous déplaisait.