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fois : « C’est un maroufle, mais ce maroufle-là a fait un beau poëme, un bel éloge ; j’en suis bien aise, c’est toujours un bel ouvrage de plus. »

Quelle est la chose importante ? est-ce que la chose sublime soit de moi ou qu’elle soit faite ? Nous avons la vue bien courte. Et qu’importe quel nom on imprimera à la tête de ton livre ou l’on gravera sur ta tombe ? Est-ce que tu liras ton épitaphe ?

Mes amis, vous êtes aussi enfants que Mme du Barry, qui, toute fière d’un superbe équipage, disait : Mon Dieu, que je voudrais bien me voir passer !

Ibid. — Qui est-ce qui n’a pas ajouté un mais à son éloge ?

Mon mais est venu comme celui de l’envie, avec cette différence que le mais de l’envie tombait toujours sur un défaut, et que le mien tombait sur une beauté omise ou manquée[1].


CHAPITRE VIII.


Page 34. — Tout ce que l’auteur dit ici de l’état sauvage[2] peut être vrai ; mais je ne le suis pas. Plus civilisé que lui, j’ai apparemment trop de peine à me mettre nu ou à reprendre la peau de bête. Moins fort qu’un autre, je ne saurais goûter ce plaidoyer de la force, et je n’y crois pas.

Il me semble qu’avant toute convention sociale, s’il arrive à un sauvage de monter sur un arbre et d’y cueillir des fruits, et qu’il survienne un autre sauvage qui s’empare des fruits et du labeur du premier, celui-là s’enfuira avec son vol ; que par sa fuite il décèlera la conscience d’une injustice ou d’une action qui doit exciter le ressentiment ; qu’il s’avouera punissable et qu’il se donnera à lui-même, dans la force, le nom honteux dont nous nous servons dans la société. Il me semble que le spolié s’indignera, se hâtera de descendre de l’arbre, poursuivra le

  1. Cette intervention personnelle de Diderot est motivée par le texte d’Helvétius qui le met en scène : « Ne peut-on étouffer la réputation d’un homme célèbre ? On exige du moins de lui la plus grande modestie. L’envieux a reproché à Diderot jusqu’à ces mots du commencement de son Interprétation de la Nature : Jeune homme, prends et lis. L’on était jadis moins difficile. Le jurisconsulte Dumoulin dit de lui : Moi qui n’ai point d’égal, et qui suis supérieur à tout le monde. » De l’Homme.
  2. Ce chapitre est intitulé : De la justice considérée dans l’homme de la nature.