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pères, le consomment sur leurs enfants. Les pères subjugués, apprennent par leur exemple et leurs discours à leurs enfants le rôle de l’esclave : sans cesse ils disent à ceux qui portent impatiemment leurs chaînes et qui les secouent : « Prends garde, mon fils, tu te perdras… » La morale se déprave, même dans les ouvrages des philosophes. Autour de la caverne d’un tigre, c’est la sécurité et non la révolte qu’on prêche. Quand je lis dans Saâdi : Celui-là est bien sage qui sait cacher son secret à son ami, il est inutile de me dire dans quelle contrée et sous quel gouvernement il écrivait.

Page 18. — Rien de meilleur, dit le roi de Prusse dans un discours prononcé à l’Académie de Berlin, que le gouvernement arbitraire sous des princes justes, humains et vertueux.

Et c’est vous, Helvétius, qui citez en éloge cette maxime d’un tyran ! Le gouvernement arbitraire[1] d’un prince juste et éclairé est toujours mauvais. Ses vertus sont la plus dangereuse et la plus sûre des séductions : elles accoutument insensiblement un peuple à aimer, à respecter, à servir son successeur quel qu’il soit, méchant et stupide. Il enlève au peuple le droit de délibérer, de vouloir ou ne vouloir pas, de s’opposer même à sa volonté, lorsqu’il ordonne le bien ; cependant ce droit d’opposition, tout insensé qu’il est, est sacré : sans quoi les sujets ressemblent à un troupeau dont on méprise la réclamation, sous prétexte qu’on le conduit dans de gras pâturages. En gouvernant selon son bon plaisir, le tyran commet le plus grand des forfaits. Qu’est-ce qui caractérise le despote ? est-ce la bonté ou la méchanceté ? Nullement ; ces deux notions n’entrent pas seulement dans sa définition. C’est l’étendue et non l’usage de l’autorité qu’il s’arroge. Un des plus grands malheurs qui pût arriver à une nation, ce seraient deux ou trois règnes d’une puissance juste, douce, éclairée, mais arbitraire : les peuples seraient conduits par le bonheur à l’oubli complet de leurs privilèges, au plus parfait esclavage. Je ne sais si jamais un tyran et ses enfants se sont avisés de cette redoutable politique ; mais je ne doute aucunement qu’elle ne leur eût réussi. Malheur aux sujets en qui l’on anéantit tout ombrage sur leur liberté, même par les

  1. Naigeon a cité ce paragraphe dans ses Mémoires, avec quelques changements sans importance.