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Tâchez de m’expliquer nettement ce phénomène. Ces heureux hasards auxquels vous attachez de si puissants effets, elle y était exposée tous les jours. Surtout n’oubliez pas que le spectateur qui accueillait le père d’applaudissements, ne demandait pas mieux que d’en user de même avec la fille ; mais il n’y avait pas moyen, elle était trop mauvaise, elle le disait elle-même.

Tout individu n’est donc pas propre à tout, pas même à être bon acteur, si la nature, s’y oppose.

La Riccoboni était disgraciée de la nature : on le disait à Paris, on en eût dit autant à Londres, à Madrid, partout où elle eût été aussi mauvaise. Vous qui faites sonner si haut ces espèces d’expressions proverbiales communes à toutes les nations, prétendez-vous que celles-ci et tant d’autres où le refus de la nature et le vice d’organisation sont employés, sont vides de sens ?

Et moi donc, vous m’allez voir tout à l’heure le pendant de la Riccoboni. J’étais jeune, j’étais amoureux et très-amoureux. Je vivais avec des Provençaux qui dansaient du soir au matin, et qui du soir au matin donnaient la main à celle que j’aimais et l’embrassaient sous mes yeux ; ajoutez à cela que j’étais jaloux. Je prends le parti d’apprendre à danser : je vais clandestinement, de la rue de la Harpe jusqu’au bout de la rue Montmartre, prendre leçon ; je garde le maître fort longtemps. Je le quitte de dépit de ne rien apprendre ; je le reprends une seconde, une troisième fois, et le quitte avec autant de douleur et aussi peu de succès. Que me manquait-il pour être un grand danseur ? L’oreille ? je l’avais excellente. La légèreté ? Je n’étais pas lourd, il s’en fallait bien. L’intérêt ? on ne pouvait être animé d’un plus violent. Ce qui me manquait ? la mollesse, la flexibilité, la grâce qui ne se donnent point.

Mais après avoir tout fait inutilement pour apprendre à danser, j’appris à tirer des armes très-passablement, sans peine et sans autre motif que celui de m’amuser.


CHAPITRE XV.


Page 151. — Qu’est-ce que l’esprit en lui-même ? L’aptitude à voir les ressemblances et les différences, les convenances et les disconvenances qu’ont entre eux les objets divers.