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toit dont il était tombé et où il ne devait regrimper de sa vie. L’animal fait pour se promener sur les faîtes, s’y promène. »

Sans aucun besoin ni de richesse, ni d’honneurs, ni d’aucuns plaisirs sensuels, ou avec les moyens faciles de se les procurer, Helvétius fait un second ouvrage, et remonte sur le même faîte d’où la seconde chute eût été bien plus fâcheuse que la première. Te ipsum concute ; sondez les autres, c’est fort bien fait, mais ne vous ignorez pas vous-même. Quel était votre but, lorsque vous écriviez un ouvrage qui ne devait paraître qu’après votre mort ? Quel est le but de tant d’autres auteurs anonymes ? D’où naît dans l’homme cette fureur de tenter une action au moment où elle devient périlleuse ? Que direz-vous de tant de philosophes, nos contemporains et nos amis, qui gourmandent si fièrement les prêtres et les rois ? Ils ne peuvent se nommer ; ils ne peuvent avoir en vue ni la gloire, ni l’intérêt, ni la volupté ; où est la femme avec laquelle ils veulent coucher, le poste que leur ambition se promet, le flot de la richesse qui refluera sur eux ? J’en connais, et vous en connaissez vous-même qui jouissent de tous ces avantages qu’ils dédaignent, parce qu’ils ne font pas leur bonheur, et dont ils seraient privés sur la plus légère indiscrétion de leurs amis, sur le moindre soupçon du magistrat. Comment résoudrez-vous en dernière analyse à des plaisirs sensuels, sans un pitoyable abus des mots, ce généreux enthousiasme qui les expose à la perte de leur liberté, de leur fortune, de leur honneur même et de leur vie ? Ils sont indignés de nos préjugés ; ils gémissent sur des erreurs qui font le supplice de notre vie ; du milieu des ténèbres où nous nous agitons, fléaux réciproques les uns des autres, on entend leurs voix qui nous appellent à un meilleur sort : c’est ainsi qu’ils se soulagent du besoin qu’ils ont de réfléchir et de méditer, et qu’ils cèdent au penchant qu’ils ont reçu de la nature cultivée par l’éducation, et à la bonté de leur cœur lassé de voir et de souffrir sans murmure les maux dont cette pauvre humanité est si cruellement et depuis si longtemps accablée. Ils la vengeront ; oui, ils la vengeront ; ils se le disent à eux-mêmes ; et je ne sais quel est le dernier terme de leur projet, si ce dangereux honneur ne l’est pas.

Je vous entends, ils se flattent qu’un jour on les nommera, et que leur mémoire sera éternellement honorée parmi les hommes. Je le veux ; mais qu’a de commun cette vanité héroïque