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sique, il le méprise ou le possède. Ne vous reste-t-il plus rien à faire pour le bonheur de cet homme-là ?

— Mais non.

— Vous vous trompez.

— Quoi donc ?

— Une statue.

— Et à quoi bon cette statue ?

— Hélas ! à lui restituer la jouissance de tout ce qu’il possède.

— Mais il est donc fou ?

— Pas trop.

— Mais il n’avait donc pas la sagesse ?

— Et qu’importe qu’il eût ou n’eût pas la sagesse ? Il ne lui manquait rien de tout ce que vous regardez comme le mobile de toutes nos actions, l’unique objet de nos désirs ; et son cœur enfant criait : « La statue, la statue, moi, je veux la statue… Le ruban, le ruban, moi je veux le ruban.

« — Mais, sot enfant, tu n’auras pas sitôt le ruban que tu perdras le repos et la santé.

« — Je tâcherai de recouvrer l’un et l’autre.

« — Que tu seras envié.

« — Il vaut mieux faire envie que pitié.

« — Que tu seras forcé à des dépenses au-dessus de ta fortune.

« — Je me ruinerai.

« — Que, ruiné, tu seras privé de tous les plaisirs de la vie.

« — Il n’en est point sans le ruban ; le ruban, je veux le ruban.

« — Mais tiens, lis ce livre, et tu verras qu’on n’ambitionne le ruban que pour acquérir ce que tu perdras.

« — Ce livre est fort beau, je le crois sans l’avoir lu ; mais il ne sait ce qu’il dit. Le ruban, le ruban, je veux le ruban, moi… »

— Voilà l’histoire des dix-neuf vingtièmes des hommes ; et croyant écrire celle de l’espèce humaine, vous n’avez tout au plus écrit que la vôtre, et parce que la femme était votre ruban, vous avez supposé que c’était le ruban de tous les autres. Trahit sua quemque voluptas.

Page 115. — Partout où il n’y a point d’honneurs qui distinguent un citoyen d’un citoyen, partout où la gloire littéraire