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D’Alembert lit une fois une démonstration de géométrie et il la sait par cœur. À la dixième fois je tâtonne encore.

D’Alembert ne l’oublie plus. Au bout de quelques jours, à peine m’en reste-t-il quelques traces.

Tout étant égal d’ailleurs, comment peut-il arriver que dans le même temps d’étude je lasse le même chemin que lui ?

Si la mémoire se perd ou s’affaiblit par un coup, une chute, une maladie… un enfant ne peut-il pas naître avec cet organe vicié par la nature comme par l’accident ? Que direz-vous de cet enfant ? lui accorderez-vous la même aptitude à l’instruction ?

N’en sommes-nous pas la presque tous, si l’on nous compare à M. de Guibert[1] ou à M. de Villoison[2] ? Ces deux espèces de prodiges ne démontrent-ils pas qu’il y a une organisation propre à la mémoire ? Et si je n’ai pas reçu cette organisation, qui est-ce qui me la donnera ?

— Vous n’en avez pas besoin, direz-vous, pour être un grand homme.

— Cela se peut ; mais n’en faites donc pas dépendre l’étendue des idées et la force de l’esprit.


CHAPITRE V.


Page 102. — Dire comme les docteurs de l’école, qu’un mode ou une manière d’être n’est point un corps ou n’a point d’étendue, rien de plus clair. Mais faire de ce mode un être et même un être spirituel, rien, selon moi, de plus absurde.

Aussi ne le font-ils pas. Ils ne disent pas que la pensée est un être spirituel, mais ils disent que c’est un mode incompatible avec la matière, ce qui est fort différent ; et ils en concluent l’existence d’un être spirituel.

Je ne prétends pas que leur système en soit plus sensé, mais je vois beaucoup d’inconvénient à le mal exposer. En lisant cet

  1. Auteur d’un Traité de tactique et de tragédies. Il ouvrait un livre et en retenait immédiatement six lignes mot à mot. En le rouvrant pour vérifier, il saisissait tout de suite quatre autres lignes.
  2. Dansse de Villoison avait aussi une mémoire prodigieuse. Il venait, en 1773, quoique fort jeune, de faire paraître avec un luxe d’érudition étonnant le Lexique d’Apollonius sur Homère.