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soit à l’illustration, soit à l’obscurité, quelque circonstance frivole à laquelle tu rapporteras toute ta destinée. Mais sot, sois bien assuré qu’abstraction faite de cette fatale circonstance, tu serais arrivé au mépris par un autre chemin. Mais méchant, ne doute pas qu’abstraction faite de cet incident que tu charges d’imprécations, tu ne fusses tombé dans le malheur de quelque autre côté. Mais homme de génie, tu t’ignores, si tu penses que c’est ce hasard qui t’a fait ; tout son mérite est de t’avoir produit : il a tiré le rideau qui te dérobait, à toi-même et aux autres, le chef-d’œuvre de la nature. Il ne manque au génie et à la sottise, au vice et à la vertu, que le temps pour obtenir leur véritable chance. L’honnête homme, l’habile homme peut mourir trop tôt ; pour l’imbécile et le méchant, ils meurent toujours à temps.

Page 67[1]. — Jean-Jacques est tellement né pour le sophisme, que la défense de la vérité s’évanouit entre ses mains ; on dirait que sa conviction étouffe son talent. Proposez-lui deux moyens dont l’un péremptoire, mais didactique, sentencieux et sec : l’autre précaire, mais propre à mettre en jeu son imagination et la vôtre, à fournir des images intéressantes et fortes, des mouvements violents, des tableaux pathétiques, des expressions figurées, à étonner l’esprit, à émouvoir le cœur, à soulever le flot des passions ; c’est à celui-ci qu’il s’arrêtera… Je le sais par expérience. Il se soucie bien plus d’être éloquent que vrai, disert que démonstratif, brillant que logicien, de vous éblouir que de vous éclairer. Quelque éloge qu’Helvétius en fasse, il ne croyait pas qu’un seul de ses ouvrages allât à la postérité ; c’est ainsi qu’il s’en expliquait avec moi, mais à voix basse ; il craignait les querelles littéraires, et il avait raison.

Page 69[2]. — Cet éloge des passions est vrai ; mais comment ne s’aperçoit-on pas, en le faisant, qu’on forge des armes contre soi ? L’éducation ou les hasards rendront-ils passionnés les hommes nés froids ? Les passions ne sont-elles pas des effets du tempérament, et le tempérament est-il autre chose qu’un résultat de l’organisation ? Vous aurez beau prêcher celui qui ne sent pas, vous soufflez sur des charbons éteints ; s’il y a une étincelle

  1. Note du chapitre viii. « Rousseau dans ses ouvrages m’a toujours paru moins occupé d’instruire que de séduire ses lecteurs. » De l’Homme.
  2. Note du chapitre ix.