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qui une sensation quelconque puisse être identique ? Voilà donc une première barrière insurmontable entre leurs progrès ; et cette barrière où est-elle placée ? Dans l’organisation. L’un reste étendu sur la place et s’écrie : Je suis mort. L’autre se relève sans mot dire, se secoue, et s’en va.

Il y a certaines actions de l’enfance où toute la destinée d’un homme est écrite. Alcibiade et Caton ont répété toute leur vie deux mots de leurs premières années : Gare toi-même[1]Lâche[2]… Si Helvétius eût bien pesé ces expressions de caractère, antérieures à toute éducation, de l’âge de la jaquette et des osselets, il eût senti que c’est la nature qui fait ces enfants-là, et non la leçon. L’art de convertir le plomb en or est une alchimie moins ridicule que celle de faire un Régulus du premier venu. Toutes ces lignes-là de l’auteur ne sont que de la poudre de projection[3].

Page 15. — Deux frères voyagent[4], l’un à travers des montagnes escarpées, l’autre par des vallons fleuris. À leur retour, ils s’entretiennent de ce qu’ils ont vu, et il se fait entre eux un échange de sensations. L’image de l’horreur de la nature passe de la tête de l’un dans le cerveau de l’autre ; et le premier s’enivre de la peinture de ses charmes. L’un veut aller frémir à son tour à l’aspect des abîmes, au fracas des torrents : l’autre se coucher mollement sur l’herbe tendre et s’endormir au murmure des ruisseaux. C’est que l’un est brave, et que son frère est voluptueux. N’allez pas contrarier ces penchants naturels, vous n’en feriez que deux sujets médiocres.


CHAPITRE IV.


Page 17 . — On enferme un enfant dans une chambre, il y est seul ; il voit des fleurs, il les considère[5]

  1. C’est le mot d’Alcibiade, jouant dans la rue et se couchant devant la roue de la voiture du charretier qui lui criait gare !
  2. Il s’agit ici de Caton d’Utique refusant de céder à Pompædius qui le tient suspendu à la fenêtre et le menace de le lâcher.
  3. Au moyen de laquelle les alchimistes prétendaient faire de l’or.
  4. Dans l’Homme, les deux frères ont suivi, l’un, le père, par des chemins escarpés, l’autre, la mère, par des routes plus fréquentées, et Helvétius conclut comme Diderot, à la puissance de l’accident à l’égard de l’éducation ; mais il s’arrête sans parler de l’échange des sensations entre les deux frères et sans rechercher leur caractère primordial.
  5. Helvétius ajoute : « Son désœuvrement semble donner plus de finesse au sens de sa vue… il a, comme le remarque Diderot, le plus grand intérêt de perfectionner les sens qui lui restent. » Malgré l’objection de Diderot l’observation d’Helvétius n’est pas fausse. La querelle vient seulement de ce que l’un, produit du travail, généralise et que l’autre, génie naturel, veut qu’on particularise.