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tirer : et crois que, tout sauvages que nous sommes, nous savons aussi calculer. Va où tu voudras ; et tu trouveras toujours l’homme aussi fin que toi. Il ne te donnera jamais que ce qui ne lui est bon à rien, et te demandera toujours ce qui lui est utile. S’il te présente un morceau d’or pour un morceau de fer ; c’est qu’il ne fait aucun cas de l’or, et qu’il prise le fer. Mais dis-moi donc pourquoi tu n’es pas vêtu comme les autres ? Que signifie cette casaque longue qui t’enveloppe de la tête aux pieds, et ce sac pointu que tu laisses tomber sur tes épaules, ou que tu ramènes sur tes oreilles ?

L’AUMÔNIER.

C’est que, tel que tu me vois, je me suis engagé dans une société d’hommes qu’on appelle, dans mon pays, des moines. Le plus sacré de leurs vœux est de n’approcher d’aucune femme, et de ne point faire d’enfants.

OROU.

Que faites-vous donc ?

L’AUMÔNIER.

Rien.

OROU.

Et ton magistrat souffre cette espèce de paresse, la pire de toutes ?

L’AUMÔNIER.

Il fait plus ; il la respecte et la fait respecter.

OROU.

Ma première pensée était que la nature, quelque accident, ou un art cruel vous avait privés de la faculté de produire votre semblable ; et que, par pitié, on aimait mieux vous laisser vivre que de vous tuer. Mais, moine, ma fille m’a dit que tu étais un homme, et un homme aussi robuste qu’un Taïtien, et qu’elle espérait que tes caresses réitérées ne seraient pas infructueuses. À présent que j’ai compris pourquoi tu t’es écrié hier au soir : Mais ma religion ! mais mon état ! pourrais-tu m’apprendre le motif de la faveur et du respect que les magistrats vous accordent ?

L’AUMÔNIER.

Je l’ignore.