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et de conduite. Un jour l’on te dirait, de la part de l’un de tes trois maîtres : tue, et tu serais obligé, en conscience, de tuer ; un autre jour : vole ; et tu serais tenu de voler ; ou : ne mange pas de ce fruit ; et tu n’oserais en manger ; je te défends ce légume ou cet animal ; et tu te garderais d’y toucher. Il n’y a point de bonté qu’on ne pût t’interdire ; point de méchanceté qu’on ne pût t’ordonner. Et où en serais-tu réduit, si tes trois maîtres, peu d’accord entre eux, s’avisaient de te permettre, de t’enjoindre et de te défendre la même chose, comme je pense qu’il arrive souvent ? Alors, pour plaire au prêtre, il faudra que tu te brouilles avec le magistrat ; pour satisfaire le magistrat, il faudra que tu mécontentes le grand ouvrier ; et pour te rendre agréable au grand ouvrier, il faudra que tu renonces à la nature. Et sais-tu ce qui en arrivera ? c’est que tu les mépriseras tous trois, et que tu ne seras ni homme, ni citoyen, ni pieux ; que tu ne seras rien ; que tu seras mal avec toutes les sortes d’autorités ; mal avec toi-même ; méchant, tourmenté par ton cœur ; persécuté par tes maîtres insensés ; et malheureux, comme je te vis hier au soir, lorsque je te présentai mes filles et ma femme, et que tu t’écriais : Mais ma religion ! mais mon état ! Veux-tu savoir, en tous temps et en tous lieux, ce qui est bon et mauvais ? Attache-toi à la nature des choses et des actions ; à tes rapports avec ton semblable ; à l’influence de ta conduite sur ton utilité particulière et le bien général. Tu es en délire, si tu crois qu’il y ait rien, soit en haut, soit en bas, dans l’univers, qui puisse ajouter ou retrancher aux lois de la nature. Sa volonté éternelle est que le bien soit préféré au mal, et le bien général au bien particulier. Tu ordonneras le contraire ; mais tu ne seras pas obéi. Tu multiplieras les malfaiteurs et les malheureux par la crainte, par les châtiments et par les remords : tu dépraveras les consciences ; tu corrompras les esprits ; ils ne sauront plus ce qu’ils ont à faire ou à éviter. Troublés dans l’état d’innocence, tranquilles dans le forfait, ils auront perdu l’étoile polaire dans leur chemin. Réponds-moi sincèrement ; en dépit des ordres exprès de tes trois législateurs, un jeune homme, dans ton pays, ne couche-t-il jamais, sans leur permission, avec une jeune fille ?

L’AUMÔNIER.

Je mentirais si je te l’assurais.