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des planches : on avait rempli sa chaloupe ; on criait vers le rivage, d’où les cris étaient répondus ; les habitants de l’île accouraient ; les voilà tous à terre : on s’empare des hommes de l’équipage ; on se les partage ; chacun conduit le sien dans sa cabane : les hommes les tenaient embrassés par le milieu du corps ; les femmes leur flattaient les joues de leurs mains. Placez-vous là ; soyez témoin, par la pensée, de ce spectacle d’hospitalité ; et dites-moi comment vous trouvez l’espèce humaine.

A. Très-belle.

B. Mais j’oublierais peut-être de vous parler d’un événement assez singulier. Cette scène de bienveillance et d’humanité fut troublée tout à coup par les cris d’un homme qui appelait à son secours ; c’était le domestique d’un des officiers de Bougainville. De jeunes Taïtiens s’étaient jetés sur lui, l’avaient étendu par terre, le déshabillaient et se disposaient à lui faire la civilité.

A. Quoi ! ces peuples si simples, ces sauvages si bons, si honnêtes ?…

B. Vous vous trompez ; ce domestique était une femme déguisée en homme. Ignorée de l’équipage entier, pendant tout le temps d’une longue traversée, les Taïtiens devinèrent son sexe au premier coup d’œil. Elle était née en Bourgogne ; elle s’appelait Barré ; ni laide, ni jolie, âgée de vingt-six ans. Elle n’était jamais sortie de son hameau ; et sa première pensée de voyager fut de faire le tour du globe : elle montra toujours de la sagesse et du courage.

A. Ces frêles machines-là renferment quelquefois des âmes bien fortes.


III.


ENTRETIEN DE L’AUMÔNIER ET D’OROU.


B. Dans la division que les Taïtiens se firent de l’équipage de Bougainville, l’aumônier[1] devint le partage d’Orou. L’aumônier et le Taïtien étaient à peu près du même âge, trente-cinq à trente-six ans. Orou n’avait alors que sa femme et trois

  1. Quoique tout ce qui suit n’ait aucune prétention à l’authenticité, on sera peut-être bien aise d’apprendre que l’aumônier de la Boudeuse s’appelait le P. Lavaisse et qu’il était Cordelier.