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Pour ce moment, voyez-vous cette île qu’on appelle des Lanciers ? À l’inspection du lieu qu’elle occupe sur le globe, il n’est personne qui ne se demande qui est-ce qui a placé là des hommes ? quelle communication les liait autrefois avec le reste de leur espèce ? que deviennent-ils en se multipliant sur un espace qui n’a pas plus d’une lieue de diamètre ?

A. Ils s’exterminent et se mangent ; et de là peut-être une première époque très-ancienne et très-naturelle de l’anthropophagie, insulaire d’origine.

B. Ou la multiplication y est limitée par quelque loi superstitieuse ; l’enfant y est écrasé dans le sein de sa mère foulée sous les pieds d’une prêtresse.

A. Ou l’homme égorgé expire sous le couteau d’un prêtre ; ou l’on a recours à la castration des mâles…

B. À l’infibulation des femelles ; et de là tant d’usages d’une cruauté nécessaire et bizarre, dont la cause s’est perdue dans la nuit des temps, et met les philosophes à la torture. Une observation assez constante, c’est que les institutions surnaturelles et divines se fortifient et s’éternisent, en se transformant, à la longue, en lois civiles et nationales ; et que les institutions civiles et nationales se consacrent, et dégénèrent en préceptes surnaturels et divins.

A. C’est une des palingénésies les plus funestes.

B. Un brin de plus qu’on ajoute au lien dont on nous serre.

A. N’était-il pas au Paraguay au moment même de l’expulsion des jésuites ?

B. Oui.

A. Qu’en dit-il ?

B. Moins qu’il n’en pourrait dire ; mais assez pour nous apprendre que ces cruels Spartiates en jaquette noire en usaient avec leurs esclaves Indiens, comme les Lacédémoniens avec les Ilotes ; les avaient condamnés à un travail assidu ; s’abreuvaient de leur sueur, ne leur avaient laissé aucun droit de propriété ; les tenaient sous l’abrutissement de la superstition ; en exigeaient une vénération profonde ; marchaient au milieu d’eux, un fouet à la main, et en frappaient indistinctement tout âge et tout sexe. Un siècle de plus, et leur expulsion devenait impossible, ou le motif d’une longue guerre entre ces moines et le souverain, dont ils avaient peu à peu secoué l’autorité.