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MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Tâchez de vous expliquer.

BORDEU.

C’est mon dessein… Mais attendez… (il regarde à sa montre.) J’ai encore une bonne heure à vous donner ; j’irai vite, et cela nous suffira. Nous sommes seuls, vous n’êtes pas une bégueule, vous n’imaginerez pas que je veuille manquer au respect que je vous dois ; et, quel que soit le jugement que vous portiez de mes idées, j’espère de mon côté que vous n’en conclurez rien contre l’honnêteté de mes mœurs.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Très-assurément ; mais votre début me chiffonne.

BORDEU.

En ce cas changeons de propos.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Non, non : allez votre train. Un de vos amis qui nous cherchait des époux, à moi et à mes deux sœurs, donnait un sylphe à la cadette, un grand ange d’annonciation à l’aînée, et à moi un disciple de Diogène ; il nous connaissait bien toutes trois. Cependant, docteur, de la gaze, un peu de gaze.

BORDEU.

Cela s’en va sans dire, autant que le sujet et mon état en comportent.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Cela ne vous mettra pas en frais… Mais voilà votre café… prenez votre café.

bordeu, après avoir pris son café.

Votre question est de physique, de morale et de poétique.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

De poétique !

BORDEU.

Sans doute ; l’art de créer des êtres qui ne sont pas, à l’imitation de ceux qui sont, est de la vraie poésie. Cette fois-ci, au lieu d’Hippocrate, vous me permettiez donc de citer Horace. Ce poëte, ou faiseur, dit quelque part : Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci ; le mérite suprême est d’avoir réuni l’agréable à l’utile. La perfection consiste à concilier ces deux points. L’action agréable et utile doit occuper la première place