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les brins palatins, et plus de sensations de saveurs ; je supprime ou brouille les autres, et adieu l’organisation du cerveau, la mémoire, le jugement, les désirs, les aversions, les passions, la volonté, la conscience du soi, et voilà une masse informe qui n’a retenu que la vie et la sensibilité.

BORDEU.

Deux qualités presque identiques ; la vie est de l’agrégat, la sensibilité est de l’élément.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Je reprends cette masse et je lui restitue les brins olfactifs, elle flaire ; les brins auditifs, et elle entend ; les brins optiques, et elle voit ; les brins palatins, et elle goûte. En démêlant le reste de l’écheveau, je permets aux autres brins de se développer, et je vois renaître la mémoire, les comparaisons, le jugement, la raison, les désirs, les aversions, les passions, l’aptitude naturelle, le talent, et je retrouve mon homme de génie, et cela sans l’entremise d’aucun agent hétérogène et inintelligible[1].

BORDEU.

À merveille : tenez-vous-en là, le reste n’est que du galimatias… Mais les abstractions ? mais l’imagination ? L’imagination, c’est la mémoire des formes et des couleurs. Le spectacle d’une scène, d’un objet, monte nécessairement l’instrument sensible d’une certaine manière ; il se remonte ou de lui-même, ou il est remonté par quelque cause étrangère. Alors il frémit au dedans ou il résonne au dehors ; il se recorde en silence les impressions qu’il a reçues, ou il les fait éclater par des sons convenus.

D’ALEMBERT.

Mais son récit exagère, omet des circonstances, en ajoute, défigure le fait ou l’embellit, et les instruments sensibles adjacents conçoivent des impressions qui sont bien celles de l’instrument qui résonne, mais non celle de la chose qui s’est passée.

BORDEU.

Il est vrai, le récit est historique ou poétique.

  1. Voir la Lettre sur les sourds et muets.