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BORDEU.

Je n’en ai point le courage.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Et pourquoi ?

BORDEU.

C’est que du train dont nous y allons on effleure tout, et l’on n’approfondit rien.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Qu’importe ? nous ne composons pas, nous causons.

BORDEU.

Par exemple, si l’origine du faisceau rappelle toutes les forces à lui, si le système entier se meut pour ainsi dire à rebours, comme je crois qu’il arrive dans l’homme qui médite profondément, dans le fanatique qui voit les cieux ouverts, dans le sauvage qui chante au milieu des flammes, dans l’extase, dans l’aliénation volontaire ou involontaire…

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Eh bien ?

BORDEU.

Eh bien, l’animal se rend impassible, il n’existe qu’en un point. Je n’ai pas vu ce prêtre de Calame[1], dont parle saint Augustin, qui s’aliénait au point de ne plus sentir des charbons ardents ; je n’ai pas vu dans le cadre[2] ces sauvages qui sourient à leurs ennemis, qui les insultent et qui leur suggèrent des tourments plus exquis que ceux qu’on leur fait souffrir ; je n’ai pas vu dans le cirque ces gladiateurs qui se rappelaient en expirant la grâce et les leçons de la gymnastique ; mais je crois tous ces faits, parce que j’ai vu, mais vu de mes propres yeux, un effort aussi extraordinaire qu’aucun de ceux-là.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Docteur, racontez-le-moi. Je suis comme les enfants, j’aime les faits merveilleux, et quand ils font honneur à l’espèce humaine, il m’arrive rarement d’en disputer la vérité.

BORDEU.

Il y avait dans une petite ville de Champagne, Langres, un bon curé, appelé le ou de Moni, bien pénétré, bien imbu de la

  1. Voir tome Ier, Pensées philosophiques, pensée LI.
  2. C’est le supplice que Chateaubriand appelle le Cadre de feu. Voir Atala.