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MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Et qu’est-ce que ce peut être ?

BORDEU.

La fable de Castor et de Pollux réalisée ; deux enfants dont la vie de l’un était aussitôt suivie de la mort de l’autre, et la vie de celui-ci aussitôt suivie de la mort du premier.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Oh ! le bon conte. Et cela dura-t-il longtemps ?

BORDEU.

La durée de cette existence fut de deux jours qu’ils se partagèrent également et à différentes reprises, en sorte que chacun eut pour sa part un jour de vie et un jour de mort.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Je crains, docteur, que vous n’abusiez un peu de ma crédulité. Prenez-y garde, si vous me trompez une fois, je ne vous croirai plus.

BORDEU.

Lisez-vous quelquefois la Gazette de France ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Jamais, quoique ce soit le chef-d’œuvre de deux hommes d’esprit[1].

BORDEU.

Faites-vous prêter la feuille du 4 de ce mois de septembre, et vous verrez qu’à Rabastens, diocèse d’Alby, deux filles naquirent dos à dos, unies par leurs dernières vertèbres lombaires, leurs fesses et la région hypogastrique. L’on ne pouvait tenir l’une debout que l’autre n’eût la tête en bas. Couchées, elles se regardaient ; leurs cuisses étaient fléchies entre leurs troncs, et leurs jambes élevées ; sur le milieu de la ligne circulaire commune qui les attachait par leurs hypogastres on discernait leur sexe, et entre la cuisse droite de l’une qui correspondait à la cuisse gauche de sa sœur, dans une cavité il avait un petit anus par lequel s’écoulait le méconium.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Voilà une espèce assez bizarre.

  1. Depuis 1763 la Gazette de France avait été confiée par le gouvernement à Arnaud et à Suard.