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MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Très-volontiers.

D’ALEMBERT.

Docteur, vous embrassez mademoiselle, c’est fort bien fait à vous.

BORDEU.

J’y ai beaucoup réfléchi, et il m’a semblé que la direction et le lieu de la secousse ne suffiraient pas pour déterminer le jugement si subit de l’origine du faisceau.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Je n’en sais rien.

BORDEU.

Votre doute me plaît. Il est si commun de prendre des qualités naturelles pour des habitudes acquises et presque aussi vieilles que nous.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Et réciproquement.

BORDEU.

Quoi qu’il en soit, vous voyez que dans une question où il s’agit de la formation première de l’animal, c’est s’y prendre trop tard que d’attacher son regard et ses réflexions sur l’animal formé ; qu’il faut remonter à ses premiers rudimens, et qu’il est à propos de vous dépouiller de votre organisation actuelle, et de revenir à un instant où vous n’étiez qu’une substance molle, filamenteuse, informe, vermiculaire, plus analogue au bulbe et à la racine d’une plante qu’à un animal.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Si c’était l’usage d’aller toute nue dans les rues, je ne serais ni la première ni la dernière à m’y conformer. Ainsi faites de moi tout ce qu’il vous plaira, pourvu que je m’instruise. Vous m’avez dit que chaque brin du faisceau formait un organe particulier ; et quelle preuve que cela est ainsi ?

BORDEU.

Faites par la pensée ce que nature fait quelquefois ; mutilez le faisceau d’un de ses brins ; par exemple, du brin qui formera les yeux ; que croyez-vous qu’il en arrive ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Que l’animal n’aura point d’yeux peut-être.