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MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Et comment les appelle-t-on ? Je n’en ai jamais entendu parler.

BORDEU.

Ils n’ont pas de nom.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Et pourquoi ?

BORDEU.

C’est qu’il n’y a pas autant de différence entre les sensations excitées par leur moyen qu’il y en a entre les sensations excitées par le moyen des autres organes.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Très-sérieusement vous pensez que le pied, la main, les cuisses, le ventre, l’estomac, la poitrine, le poumon, le cœur ont leurs sensations particulières ?

BORDEU.

Je le pense. Si j’osais, je vous demanderais si parmi ces sensations qu’on ne nomme pas…

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Je vous entends. Non. Celle-là est toute seule de son espèce, et c’est dommage. Mais quelle raison avez-vous de cette multiplicité de sensations plus douloureuses qu’agréables dont il vous plaît de nous gratifier ?

BORDEU.

La raison ? c’est que nous les discernons en grande partie. Si cette infinie diversité de toucher n’existait pas, on saurait qu’on éprouve du plaisir ou de la douleur, mais on ne saurait où les rapporter. Il faudrait le secours de la vue. Ce ne serait plus une affaire de sensation, ce serait une affaire d’expérience et d’observation.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Quand je dirais que j’ai mal au doigt, si l’on me demandait pourquoi j’assure que c’est au doigt que j’ai mal, il faudrait que je répondisse non pas que je le sens, mais que je sens du mal et que je vois que mon doigt est malade.

BORDEU.

C’est cela. Venez que je vous embrasse.