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MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Vous mentez.

BORDEU.

Il est vrai ; mais au défaut de deux bras qui manquaient, j’ai vu deux omoplates s’allonger, se mouvoir en pince, et devenir deux moignons.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Quelle folie !

BORDEU.

C’est un fait. Supposez une longue suite de générations manchotes, supposez des efforts continus, et vous verrez les deux côtés de cette pincette s’étendre, s’étendre de plus en plus, se croiser sur le dos, revenir par devant, peut-être se digiter à leurs extrémités, et refaire des bras et des mains. La conformation originelle s’altère ou se perfectionne par la nécessité et les fonctions habituelles. Nous marchons si peu, nous travaillons si peu et nous pensons tant, que je ne désespère pas que l’homme ne finisse par n’être qu’une tête[1].

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Une tête ! une tête ! c’est bien peu de chose ; j’espère que la galanterie effrénée… Vous me faites venir des idées bien ridicules.

BORDEU.

Paix.

D’ALEMBERT.

Je suis donc tel, parce qu’il a fallu que je fusse tel. Changez le tout, vous me changez nécessairement ; mais le tout change sans cesse… L’homme n’est qu’un effet commun, le monstre qu’un effet rare ; tous les deux également naturels, également nécessaires, également dans l’ordre universel et général… Et qu’est-ce qu’il y a d’étonnant à cela ?… Tous les êtres circulent les uns dans les autres, par conséquent toutes les espèces… tout est en un flux perpétuel… Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est

  1. M. le professeur Broca, d’après des crânes parisiens, M. Prichard, d’après des crânes anglais, ont avancé que le volume des cerveaux actuels dépassait notablement celui des cerveaux antérieurs de même provenance. M. Broca a prouvé que l’accroissement portait sur la partie antérieure, siège des facultés intellectuelles.