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MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Après ce préambule, il s’est mis à crier : « Mademoiselle de l’Espinasse ! mademoiselle de l’Espinasse ! — Que voulez-vous ? — Avez-vous vu quelquefois un essaim d’abeilles s’échapper de leur ruche ?… Le monde, ou la masse générale de la matière, est la ruche… Les avez-vous vues s’en aller former à l’extrémité de la branche d’un arbre une longue grappe de petits animaux ailés, tous accrochés les uns aux autres par les pattes ?… Cette grappe est un être, un individu, un animal quelconque… Mais ces grappes devraient se ressembler toutes… Oui, s’il n’admettait qu’une seule matière homogène… Les avez-vous vues ? — Oui, je les ai vues. — Vous les avez vues ? — Oui, mon ami, je vous dis que oui. — Si l’une de ces abeilles s’avise de pincer d’une façon quelconque l’abeille à laquelle elle s’est accrochée, que croyez-vous qu’il en arrive ? Dites donc. — Je n’en sais rien. — Dites toujours… Vous l’ignorez donc, mais le philosophe ne l’ignore pas, lui. Si vous le voyez jamais, et vous le verrez ou vous ne le verrez pas, car il me l’a promis, il vous dira que celle-ci pincera la suivante ; qu’il s’excitera dans toute la grappe autant de sensations qu’il y a de petits animaux ; que le tout s’agitera, se remuera, changera de situation et de forme ; qu’il s’élèvera du bruit, de petits cris, et que celui qui n’aurait jamais vu une pareille grappe s’arranger, serait tenté de la prendre pour un animal à cinq ou six cents têtes et à mille ou douze cents ailes… » Eh bien, docteur ?

BORDEU.

Eh bien, savez-vous que ce rêve est fort beau, et que vous avez bien fait de l’écrire.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Rêvez-vous aussi ?

BORDEU.

Si peu, que je m’engagerais presque à vous dire la suite.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Je vous en défie.

BORDEU.

Vous m’en défiez ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Oui.