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blessée pour jamais. Le monument de Falconet, son désir d’être un homme distingué en littérature, firent naître entre mon père et lui quelques discussions légères, mais qui suffirent pour séparer deux hommes qui n’avaient nulle envie de se servir.

Ce chagrin fut amplement compensé par la joie extrême qu’il eut de trouver M. de Grimm en Russie. Il y séjourna quelques mois. N’ayant rien écrit sur son voyage, je n’ai pu qu’en attraper quelques détails soit par ses lettres, soit par ses conversations : les unes et les autres respiraient l’admiration et l’enthousiasme de l’Impératrice. Il eut l’honneur de voir et d’entendre presque tous les jours cette princesse ; mais il était si peu fait pour vivre à une cour, qu’il a dû y faire un grand nombre de gaucheries[1]. D’ailleurs le froid et les eaux de la Néva dérangèrent prodigieusement sa santé : je suis convaincue que ce voyage a abrégé sa vie. Il n’avait jamais pensé qu’il fallût s’habiller d’une autre manière dans un palais que dans un grenier, il allait donc présenter ses respects à la princesse, vêtu de noir[2]. Elle lui fit présent d’un vêtement de couleur superbement fourré et d’un manchon ; elle lui demanda ce qui pouvait le rendre heureux. Il la supplia de lui donner une bagatelle, qu’elle eût portée, et un homme qui pût le reconduire, car il était bien convaincu de son ineptie quand il était question de route et de soins. Sa Majesté Impériale lui donna une pierre gravée en bague, c’était son portrait ; il estimait plus ce bijou que tous les trésors du monde. Elle paya les frais de son voyage en venant ; elle lui donna une voiture pour le

  1. On dit que, suivant une habitude qu’il avait, il mettait souvent, en parlant, ses mains sur les genoux de l’Impératrice. Cela n’autorise pas cependant ce méchant mot de Geoffroi : « L’Impératrice de Russie le fit venir à sa cour ; après l’avoir vu et entendu, elle n’eut rien de plus pressé que de se débarrasser d’un hôte de cette espèce. » (Feuilleton sur le Père de famille, Journal de l’Empire, 3 mars 1815.)
  2. C’est ce vêtement noir qui a donné lieu à la scène suivante racontée dans les Mémoires secrets (5 janvier 1772) : « On sait que M. Diderot est honoré des bontés particulières de l’Impératrice de Russie et qu’il est comme son agent littéraire dans la capitale. Il s’est mêlé en cette qualité du marché fait, pour cette souveraine, du cabinet de tableaux de M. le baron de Thiers, qu’elle a acheté en entier. Cela a donné lieu à quelques conférences entre M. Diderot et les héritiers du défunt dont est M. le maréchal de Broglio par sa femme. Ce maréchal très honnête a pour frère M. le comte de Broglio, parfois très mauvais plaisant. Un jour qu’il se trouvait à une conférence du philosophe en question avec M. le maréchal, il voulait le tourner en ridicule sur l’habit noir qu’il portait. Il lui demanda s’il était en deuil des Russes ? Si j’avais à porter le deuil d’une nation, monsieur le Comte, lui répondit M. Diderot, je n’irais pas la chercher si loin. »

    M. J. Janin a fait son profit de l’anecdote dans la Fin d’un Monde et du Neveu de Rameau.