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est si difficile de bien entendre des vers, combien ne l’est-il pas davantage d’en faire ! on me dira peut-être : Tout le monde fait des vers ; et je répondrai simplement : Presque personne ne fait des vers. Tout art d’imitation ayant ses hiéroglyphes particuliers, je voudrais bien que quelque esprit instruit et délicat s’occupât un jour à les comparer entre eux.

Balancer les beautés d’un poëte avec celles d’un autre poëte, c’est ce qu’on a fait mille fois. Mais rassembler les beautés communes de la poésie, de la peinture et de la musique ; en montrer les analogies ; expliquer comment le poëte, le peintre et le musicien rendent la même image ; saisir les emblèmes fugitifs de leur expression ; examiner s’il n’y aurait pas quelque similitude entre ces emblèmes, etc., c’est ce qui reste à faire, et ce que je vous conseille d’ajouter à vos Beaux-arts réduits à un même principe. Ne manquez pas non plus de mettre à la tête de cet ouvrage un chapitre sur ce que c’est que la belle nature[1], car je trouve des gens qui me soutiennent que, faute de l’une de ces choses, votre traité reste sans fondement ; et que, faute de l’autre, il manque d’application. Apprenez-leur, monsieur, une bonne fois, comment chaque art imite la nature dans un même objet ; et démontrez-leur qu’il est faux, ainsi qu’ils le prétendent, que toute nature soit belle, et qu’il n’y ait de laide nature que celle qui n’est pas à sa place. Pourquoi, me disent-ils, un vieux chêne gercé, tortu, ébranché, et que je ferais couper s’il était à ma porte, est-il précisément celui que le peintre y planterait, s’il avait à peindre ma chaumière ? Ce chêne est-îl beau ? est-il laid ? qui a raison, du propriétaire ou du peintre ? Il n’est pas un seul objet d’imitation sur lequel ils ne fassent la même difficulté, et beaucoup d’autres. Ils veulent que je leur dise encore pourquoi une peinture admirable dans un poëme deviendrait ridicule sur la toile ? Par quelle singularité le peintre qui se proposerait de rendre avec son pinceau ces beaux vers de Virgile :

Interea magno misceri murmure pontum,
Emissamque hiemem sensit Neptunus, et imis

  1. « Diderot appelait avec raison le livre de Batteux un livre acéphale, parce qu’en effet après avoir réduit le grand principe de tous les beaux-arts à l’imitation de la belle nature, il n’explique en aucun endroit ce que c’est que la belle nature. » (Mémoires de Naigeon.)