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beautés à Homère ; et celui du discours d’Ajax ne prouve que trop qu’en lui en prêtant, on risque de lui ôter celles qu’il a. Quelque génie qu’on ait, on ne dit pas mieux qu’Homère, quand il dit bien. Entendons-le du moins avant que de tenter d’enchérir sur lui. Mais il est tellement chargé de ces hiéroglyphes poétiques dont je vous entretenais tout à l’heure, que ce n’est pas à la dixième lecture qu’on peut se flatter d’y avoir tout vu. On pourrait dire que Boileau a eu dans la littérature le même sort que Descartes en philosophie[1], et que ce sont eux qui nous ont appris à relever les petites fautes qui leur sont échappées.

Si vous me demandez en quel temps l’hiéroglyphe syllabique s’est introduit dans le langage ; si c’est une propriété du langage naissant, ou du langage formé, ou du langage perfectionné ; je vous répondrai que les hommes, en instituant les premiers éléments de leur langue, ne suivirent, selon toute apparence, que le plus ou le moins de facilité qu’ils rencontrèrent dans la conformation des organes de la parole, pour prononcer certaines syllabes plutôt que d’autres, sans consulter le rapport que les éléments de leurs mots pouvaient avoir ou par leur quantité, ou par leurs sons, avec les qualités physiques des êtres qu’ils devaient désigner. Le son de la voyelle A se prononçant avec beaucoup de facilité fut le premier employé ; et on le modifia en mille manières différentes avant que de recourir à un autre son. La langue hébraïque vient à l’appui de cette conjecture. La plupart de ses mots ne sont que des modifications de la voyelle A ; et cette singularité du langage ne dément point ce que l’histoire nous apprend de l’ancienneté du peuple. Si l’on examine l’hébreu avec attention, on prendra nécessairement des dispositions à le reconnaître pour le langage des premiers habitants de la terre[2]. Quant aux Grecs, il y avait longtemps qu’ils parlaient ; et ils devaient avoir les organes de la prononciation très-exercés, lorsqu’ils introduisirent dans leurs mots la quantité, l’harmonie et l’imitation syllabique des mouvements et des bruits physiques. Sur le penchant qu’on remarque dans les enfants, quand il ont à désigner un être dont ils ignorent

  1. C’est-à-dire qu’ils ont créé l’un et l’autre la science dont ils ont été les maîtres, l’un la critique, l’autre la philosophie.
  2. Il y a là un préjugé linguistique détruit depuis par la découverte du sanscrit.