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discours qu’il doit tenir dans la circonstance où se trouve Ajax : Homère savait apparemment ces choses aussi bien que vous ; mais de traduire fidèlement trois vers d’Homère. Et si, par hasard, il n’y avait rien dans ces vers de ce que vous y louez, que deviendraient vos éloges et vos réflexions ? Que faudrait-il penser de Longin, de La Motte et de Boileau, si, par hasard, ils avaient supposé des fanfaronnades impies, où il n’y a qu’une prière sublime et pathétique ? et c’est justement ce qui leur est arrivé. Qu’on lise et qu’on relise tant qu’on voudra les trois vers d’Homère, on n’y verra pas autre chose que : Père des dieux et des hommes, Ζεῦ πάτερ, chasse la nuit qui nous couvre les yeux ; et, puisque tu as résolu de nous perdre, perds-nous du moins à la clarté des cieux.

Faudra-t-il sans combats, terminer sa carrière ?
Grand Dieu ! chassez la nuit qui nous couvre les yeux ;
Et que nous périssions à la clarté des cieux !

Si cette traduction ne rend pas le pathétique des vers d’Homère, du moins on n’y trouve plus le contre-sens de celle de La Motte et de Boileau.

Il n’y a là aucun défi à Jupiter ; on n’y voit qu’un héros prêt à mourir, si c’est la volonté de Jupiter ; et qui ne lui demande d’autre grâce que celle de mourir en combattant : Ζεῦ πάτερ, Jupiter ! Pater ! Est-ce ainsi que le philosophe Ménippe s’adresse à Jupiter !

Aujourd’hui, qu’on est à l’abri des hémistiches du redoutable Despréaux, et que l’esprit philosophique nous a appris à ne voir dans les choses que ce qui y est, et à ne louer que ce qui est véritablement beau, j’en appelle à tous les savants et à tous les gens de goût, à M. de Voltaire, à M. de Fontenelle, etc... ; et je leur demande si Despréaux et La Motte n’ont pas défiguré l’Ajax d’Homère, et si Longin n’a pas trouvé qu’il n’en était que plus beau. Je sais quels hommes ce sont que Longin, Despréaux et La Motte. Je reconnais tous ces auteurs pour mes maîtres, et ce n’est point eux que j’attaque ; c’est Homère que j’ose défendre.

L’endroit du serment de Jupiter, et mille autres que j’aurais pu citer, prouvent assez qu’il n’est pas nécessaire de prêter des