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En examinant les discours que la sensation de la faim ou de la soif faisait tenir en différentes circonstances, on eut souvent occasion de s’apercevoir que les mêmes expressions s’employaient pour rendre des vues de l’esprit qui n’étaient pas les mêmes ; et l’on inventa les signes vous, lui, moi, le, et une infinité d’autres qui particularisent. L’état de l’âme, dans un instant indivisible, fut représenté par une foule de termes que la précision du langage exigea, et qui distribuèrent une impression totale en parties ; et parce que ces termes se prononçaient successivement et ne s’entendaient qu’à mesure qu’ils se prononçaient, on fut porté à croire que les affections de l’âme qu’ils représentaient, avaient la même succession. Mais il n’en est rien. Autre chose est l’état de notre âme ; autre chose, le compte que nous en rendons, soit à nous-même, soit aux autres ; autre chose, la sensation totale et instantanée de cet état ; autre chose, l’attention successive et détaillée que nous sommes forcés d’y donner pour l’analyser, la manifester, et nous faire entendre. Notre âme est un tableau mouvant, d’après lequel nous peignons sans cesse : nous employons bien du temps à le rendre avec fidélité : mais il existe en entier, et tout à la fois : l’esprit ne va pas à pas comptés comme l’expression. Le pinceau n’exécute qu’à la longue ce que l’œil du peintre embrasse tout d’un coup. La formation des langues exigeait la décomposition ; mais voir un objet, le juger beau, éprouver une sensation agréable, désirer la possession, c’est l’état de l’âme dans un même instant, et ce que le grec et le latin rendent par un seul mot. Ce mot prononcé, tout est dit, tout est entendu. Ah, monsieur ! combien notre entendement est modifié par les signes ; et que la diction la plus vive est encore une froide copie de ce qui s’y passe !


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Voilà une des peintures les plus ressemblantes que nous ayons. Cependant, qu’elle est encore loin de ce que j’imagine ?

Je vous exhorte, monsieur, à peser ces choses, si vous voulez sentir combien la question des inversions est compliquée. Pour moi, qui m’occupe plutôt à former des nuages qu’à les