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pour vous, est presque démontré pour un sourd et muet. Lorsque ce sourd se rappelle l’attention que nous donnons à la musique et à ceux qui jouent d’un instrument, les signes de joie ou de tristesse qui se peignent sur nos visages et dans nos gestes, quand nous sommes frappés d’une belle harmonie, et qu’il compare ces effets avec ceux du discours et des autres objets extérieurs, comment peut-il imaginer qu’il n’y a pas de bon sens dans les sons, quelque chose que ce puisse être, et que ni les voix ni les instruments ne réveillent en nous aucune perception distincte ?

N’est-ce pas là, monsieur, une fidèle image de nos pensées, de nos raisonnements, de nos systèmes, en un mot, de ces concepts qui ont fait de la réputation à tant de philosophes ? Toutes les fois qu’ils ont jugé de choses qui, pour être bien comprises, semblaient demander un organe qui leur manquait, ce qui leur est souvent arrivé, ils ont montré moins de sagacité, et se sont trouvés plus loin de la vérité que le sourd et muet dont je vous entretiens ; car, après tout, si on ne parle pas aussi distinctement avec un instrument qu’avec la bouche, et si les sons ne peignent pas aussi nettement la pensée que le discours, encore disent-ils quelque chose.

L’aveugle dont il est question dans la Lettre à l’usage de ceux qui voient, marqua assurément de la pénétration dans le jugement qu’il porta du télescope et des lunettes ; sa définition du miroir est surprenante. Mais je trouve plus de profondeur et de vérité dans ce que mon sourd imagina du clavecin oculaire du Père Castel, de nos instruments et de notre musique. S’il ne rencontra pas exactement ce que c’était, il rencontra presque ce que ce devrait être.

Cette sagacité vous surprendra moins, peut-être, si vous considérez que celui qui se promène dans une galerie de peintures, fait, sans y penser, le rôle d’un sourd qui s’amuserait à examiner des muets qui s’entretiennent sur des sujets qui lui sont connus. Ce point de vue est un de ceux sous lesquels j’ai toujours regardé les tableaux qui m’ont été présentés ; et j’ai trouvé que c’était un moyen sûr d’en connaître les actions amphibologiques et les mouvements équivoques ; d’être promptement affecté de la froideur ou du tumulte d’un fait mal ordonné, ou d’une conversation mal instituée, et de saisir, dans une scène