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et le plus philosophe. Ce serait, à mon avis, une société plaisante, que celle de cinq personnes dont chacune n’aurait qu’un sens ; il n’y a pas de doute que ces gens-là ne se traitassent tous d’insensés ; et je vous laisse à penser avec quel fondement. C’est là pourtant une image de ce qui arrive à tout moment dans le monde : on n’a qu’un sens, et l’on juge de tout. Au reste, il y a une observation singulière à faire sur cette société de cinq personnes dont chacune ne jouirait que d’un sens ; c’est que, par la faculté qu’elles auraient d’abstraire, elles pourraient toutes être géomètres, s’entendre à merveille, et ne s’entendre qu’en géométrie. Mais je reviens à nos muets de convention, et aux questions dont on leur demanderait la réponse.

Si ces questions étaient de nature à en permettre plus d’une, il arriverait presque nécessairement qu’un des muets en ferait une, un autre muet une autre ; et que la comparaison de leurs discours serait, sinon impossible, du moins difficile. Cet inconvénient m’a fait imaginer qu’au lieu de proposer une question, peut-être vaudrait-il mieux proposer un discours à traduire du français en gestes. Il ne faudrait pas manquer d’interdire l’ellipse aux traducteurs, la langue des gestes n’est déjà pas trop claire, sans augmenter encore son laconisme par l’usage de cette figure. On conçoit, aux efforts que font les sourds et muets de naissance pour se rendre intelligibles, qu’ils expriment tout ce qu’ils peuvent exprimer. Je recommanderais donc à nos muets de convention de les imiter, et de ne former, autant qu’ils le pourraient, aucune phrase où le sujet et l’attribut avec toutes leurs dépendances ne fussent énoncés. En un mot, ils ne seraient libres que sur l’ordre qu’ils jugeraient à propos de donner aux idées, ou plutôt aux gestes qu’ils emploieraient pour les représenter.

Mais il me vient un scrupule. C’est que, les pensées s’offrant à notre esprit, je ne sais par quel mécanisme, à peu près sous la forme qu’elles auront dans le discours, et, pour ainsi dire, tout habillées, il y aurait à craindre que ce phénomène particulier ne gênât le geste de nos muets de convention ; qu’ils ne succombassent à une tentation qui entraîne presque tous ceux qui écrivent dans une autre langue que la leur, la tentation de modeler l’arrangement de leurs signes sur l’arrangement des signes de la langue qui leur est habituelle ; et que, de même