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curieux de connaître l’expression par geste et le sort dans une pareille langue. Ne serait-ce pas une chose, sinon utile, du moins amusante, que de multiplier les essais sur les mêmes idées, et que de proposer les mêmes questions à plusieurs personnes en même temps ? Pour moi, il me semble qu’un philosophe qui s’exercerait de cette manière avec quelques-uns de ses amis, bons esprits et bons logiciens, ne perdrait pas entièrement son temps. Quelque Aristophane en ferait, sans doute, une scène excellente ; mais qu’importe ? on se dirait à soi-même ce que Zénon disait à son prosélyte : εἰ φιλοσοφίας ὲπιθυμεῖς, παρασκευαζοῦ αὐτοθὲν,ώς καταγελαθησόμενος, ὼς, etc. Si tu veux être philosophe, attends-toi à être tourné en ridicule. La belle maxime. Monsieur ! et qu’elle serait bien capable de mettre au-dessus des discours des hommes et de toutes considérations frivoles, des âmes moins courageuses encore que les nôtres !

Il ne faut pas que vous confondiez l’exercice que je vous propose ici avec la pantomime ordinaire. Rendre une action, ou rendre un discours par des gestes, ce sont deux versions fort différentes. Je ne doute guère qu’il n’y eût des inversions dans celles de nos muets, que chacun d’eux n’eût son style, et que les inversions n’y missent des différences aussi marquées que celles qu’on rencontre dans les anciens auteurs grecs et latins. Mais comme le style qu’on a est toujours celui qu’on juge le meilleur, la conversation qui suivrait les expériences ne pourrait qu’être très philosophique et très vive ; car tous nos muets de convention seraient obligés, quand on leur restituerait l’usage de la parole, de justifier, non seulement leur expression, mais encore la préférence qu’ils auraient donnée, dans l’ordre de leurs gestes, à telle ou telle idée.

Cette réflexion. Monsieur, me conduit à une autre : elle est un peu éloignée de la matière que je traite ; mais, dans une lettre, les écarts sont permis, surtout lorsqu’ils peuvent conduire a des vues utiles. Mon idée serait donc de décomposer, pour ainsi dire, un homme, et de considérer ce qu’il tient de chacun des sens qu’il possède. Je me souviens d’avoir été quelquefois occupé de cette espèce d’anatomie métaphysique ; et je trouvais que, de tous les sens, l’œil était le plus superficiel ; l’oreille, le plus orgueilleux ; l’odorat, le plus voluptueux ; le goût, le plus superstitieux et le plus inconstant ; le toucher, le plus profond