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se sont accoutumés à regarder les substantifs abstraits comme des êtres réels, ces substantifs marchent les premiers dans l’ordre scientifique, étant, selon leur façon de parler, le support ou le soutien des adjectifs. Ainsi, des deux définitions du corps que nous avons données, la première suit l’ordre scientifique, ou d’institution ; la seconde, l’ordre naturel.

De là on pourrait tirer une conséquence ; c’est que nous sommes peut-être redevables à la philosophie péripatéticienne, qui a réalisé tous les êtres généraux et métaphysiques, de n’avoir presque plus dans notre langue de ce que nous appelons des inversions dans les langues anciennes. En effet, nos auteurs gaulois en ont beaucoup plus que nous ; et cette philosophie a régné, tandis que notre langue se perfectionnait sous Louis XIII et sous Louis XIV. Les Anciens, qui généralisaient moins, et qui étudiaient plus la nature en détail et par individus, avaient dans leur langue une marche moins monotone ; et peut-être le mot d’inversion eût-il été fort étrange pour eux. Vous ne m’objecterez point ici, monsieur, que la philosophie péripatéticienne est celle d’Aristote, et par conséquent d’une partie des Anciens ; car vous apprendrez, sans doute, à vos disciples que notre péripatétisme était bien différent de celui d’Aristote.

Mais il n’est peut-être pas nécessaire de remonter à la naissance du monde et à l’origine du langage, pour expliquer comment les inversions se sont introduites et conservées dans les langues. Il suffirait, je crois, de se transporter en idée chez un peuple étranger dont on ignorerait la langue ; ou, ce qui revient presque au même, on pourrait employer un homme qui, s’interdisant l’usage des sons articulés, tâcherait de s’exprimer par gestes.

Cet homme, n’ayant aucune difficulté sur les questions qu’on lui proposerait, n’en serait que plus propre aux expériences ; et l’on n’en inférerait que plus sûrement de la succession de ses gestes, quel est l’ordre d’idées qui aurait paru le meilleur aux premiers hommes pour se communiquer leurs pensées par gestes, et quel est celui dans lequel ils auraient pu inventer les signes oratoires. Au reste, j’observerais de donner à mon Muet de convention tout le temps de composer sa réponse ; et quant aux questions, je ne manquerais pas d’y insérer les idées dont je serais le plus