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deux autres, l’une d’un homme qui aurait vu dès sa naissance, et qui n’aurait point eu le sens du toucher, et l’autre d’un homme en qui le sens de la vue et du toucher seraient perpétuellement en contradiction. On pourrait demander du premier si, lui restituant le sens qui lui manque, et lui ôtant le sens de la vue par un bandeau, il reconnaîtrait les corps au toucher. Il est évident que la géométrie, en cas qu’il fût instruit, lui fournirait un moyen infaillible de s’assurer si les témoignages des deux sens sont contradictoires ou non. Il n’aurait qu’à prendre le cube ou la sphère entre ses mains, en démontrer à quelqu’un les propriétés, et prononcer, si on le comprend, qu’on voit cube ce qu’il sent cube, et que c’est par conséquent le cube qu’il tient. Quant à celui qui ignorerait cette science, je pense qu’il ne lui serait pas plus facile de discerner, par le toucher, le cube de la sphère, qu’à l’aveugle de M. Molineux de les distinguer par la vue.

À l’égard de celui en qui les sensations de la vue et du toucher seraient perpétuellement contradictoires, je ne sais ce qu’il penserait des formes, de l’ordre, de la symétrie, de la beauté, de la laideur, etc… Selon toute apparence, il serait, par rapport à ces choses, ce que nous sommes relativement à l’étendue et à la durée réelles des êtres. Il prononcerait, en général, qu’un corps a une forme ; mais il devrait avoir du penchant à croire que ce n’est ni celle qu’il voit ni celle qu’il sent.

Un tel homme pourrait bien être mécontent de ses sens ; mais ses sens ne seraient ni contents ni mécontents des objets. S’il était tenté d’en accuser un de fausseté, je crois que ce serait au toucher qu’il s’en prendrait. Cent circonstances l’inclineraient à penser que la figure des objets change plutôt par l’action de ses mains sur eux, que par celle des objets sur ses yeux. Mais en conséquence de ces préjugés, la différence de dureté et de mollesse, qu’il observerait dans les corps, serait fort embarrassante pour lui.

Mais de ce que nos sens ne sont pas en contradiction sur les formes, s’ensuit-il qu’elles nous soient mieux connues ? Qui nous a dit que nous n’avons point affaire à des faux témoins ? Nous jugeons pourtant. Hélas ! madame, quand on a mis les connaissances humaines dans la balance de Montaigne, on n’est pas éloigné de prendre sa devise. Car, que savons-nous ? ce que