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ou souffert ; et que, comme si telle eût été sa nature, il n’eût point regardé autour de lui pour découvrir si quelque être veillait à sa conservation, ou travaillait à lui nuire ; que c’est le passage alternatif de l’un à l’autre de ces états, qui l’a fait réfléchir, etc… »

Croyez-vous, madame, qu’en descendant de perceptions claires en perceptions claires (car c’est la manière de philosopher de l’auteur, et la bonne), il fût jamais parvenu à cette conclusion ? Il n’en est pas du bonheur et du malheur ainsi que des ténèbres et de la lumière : l’un ne consiste pas dans une privation pure et simple de l’autre. Peut-être eussions-nous assuré que le bonheur ne nous était pas moins essentiel que l’existence et la pensée, si nous en eussions joui sans aucune altération ; mais je n’en peux pas dire autant du malheur. Il eût été très naturel de le regarder comme un état forcé, de se sentir innocent, de se croire pourtant coupable, et d’accuser ou d’excuser la nature, tout comme on fait.

M. l’abbé de Condillac pense-t-il qu’un enfant ne se plaigne quand il souffre, que parce qu’il n’a pas souffert sans relâche depuis qu’il est au monde ? S’il me répond « qu’exister et souffrir ce serait la même chose pour celui qui aurait toujours souffert ; et qu’il n’imaginerait pas qu’on pût suspendre sa douleur sans détruire son existence » peut-être, lui répliquerai-je, l’homme malheureux sans interruption n’eût pas dit : Qu’ai-je fait, pour souffrir ? mais qui l’eût empêché de dire : Qu’ai-je fait, pour exister ? Cependant je ne vois pas pourquoi il n’eût point eu les deux verbes synonymes, j’existe et je souffre, l’un pour la prose, et l’autre pour la poésie, comme nous avons les deux expressions, je vis et je respire. Au reste, vous remarquerez mieux que moi, madame, que cet endroit de M. l’abbé de Condillac est très parfaitement écrit ; et je crains bien que vous ne disiez, en comparant ma critique avec sa réflexion, que vous aimez mieux encore une erreur de Montaigne qu’une vérité de Charron.

Et toujours des écarts, me direz-vous. Oui, madame, c’est la condition de notre traité. Voici maintenant mon opinion sur les deux questions précédentes. Je pense que la première fois que les yeux de l’aveugle-né s’ouvriront à la lumière, il n’apercevra rien du tout ; qu’il faudra quelque temps à son œil pour s’expérimenter :