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les objets ou leurs images où elles sont. Il n’y a pas jusqu’à votre perroquet qui ne m’en fournît une preuve. La première fois qu’il se vit dans une glace, il en approcha son bec, et ne se rencontrant pas lui-même qu’il prenait pour son semblable, il fit le tour de la glace. Je ne veux point donner au témoignage du perroquet plus de force qu’il n’en a ; mais c’est une expérience animale où le préjugé ne peut avoir de part.

Cependant, m’assurât-on qu’un aveugle-né n’a rien distingué pendant deux mois, je n’en serais point étonné. J’en conclurai seulement la nécessité de l’expérience de l’organe, mais nullement la nécessité de l’attouchement pour l’expérimenter. Je n’en comprendrai que mieux combien il importe de laisser séjourner quelque temps un aveugle-né dans l’obscurité, quand on le destine à des observations ; de donner à ses yeux la liberté de s’exercer, ce qu’il fera plus commodément dans les ténèbres qu’au grand jour ; et de ne lui accorder, dans les expériences, qu’une espèce de crépuscule, ou de se ménager, du moins dans le lieu où elles se feront, l’avantage d’augmenter ou de diminuer à discrétion la clarté. On ne me trouvera que plus disposé à convenir que ces sortes d’expériences seront toujours très difficiles et très incertaines ; et que le plus court en effet, quoiqu’en apparence le plus long, c’est de prémunir le sujet de connaissances philosophiques qui le rendent capable de comparer les deux conditions par lesquelles il a passé, et de nous informer de la différence de l’état d’un aveugle et de celui d’un homme qui voit. Encore une fois, que peut-on attendre de précis de celui qui n’a aucune habitude de réfléchir et de revenir sur lui-même ; et qui, comme l’aveugle de Cheselden, ignore les avantages de la vue, au point d’être insensible à sa disgrâce, et de ne point imaginer que la perte de ce sens nuise beaucoup à ses plaisirs ? Saunderson, à qui l’on ne refusera pas le titre de philosophe, n’avait certainement pas la même indifférence ; et je doute fort qu’il eût été de l’avis de l’auteur de l’excellent Traité sur les Systèmes. Je soupçonnerais volontiers le dernier de ces philosophes d’avoir donné lui-même dans un petit système, lorsqu’il a prétendu que, si la vie de l’homme n’avait été qu’une sensation non interrompue de plaisir ou de douleur, heureux dans un cas sans aucune idée de malheur, malheureux dans l’autre sans aucune idée de bonheur, il eût joui