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avait été introduit une fois, au bruit des murs et du pavé, lorsqu’ils en faisaient, et cent autres choses de la même nature qui lui étaient communes avec presque tous les aveugles. Pourquoi donc rencontre-t-on si fréquemment en Angleterre des aveugles du mérite de Saunderson ; et y trouve-t-on tous les jours des gens qui n’aient jamais vu, et qui fassent des leçons d’optique ?

On cherche à restituer la vue à des aveugles-nés ; mais si l’on y regardait de plus près, on trouverait, je crois, qu’il y a bien autant à profiter pour la philosophie en questionnant un aveugle de bon sens. On en apprendrait comment les choses se passent en lui, on les comparerait avec la manière dont elles se passent en nous, et l’on tirerait peut-être de cette comparaison la solution des difficultés qui rendent la théorie de la vision et des sens si embarrassée et si incertaine : mais je ne conçois pas, je l’avoue, ce que l’on espère d’un homme à qui l’on vient de faire une opération douloureuse sur un organe très délicat que le plus léger accident dérange, et qui trompe souvent ceux en qui il est sain et qui jouissent depuis longtemps de ses avantages. Pour moi, j’écouterais avec plus de satisfaction sur la théorie des sens un métaphysicien à qui les principes de la métaphysique, les éléments des mathématiques et la conformation des parties seraient familiers, qu’un homme sans éducation et sans connaissances, à qui l’on a restitué la vue par l’opération de la cataracte. J’aurais moins de confiance dans les réponses d’une personne qui voit pour la première fois, que dans les découvertes d’un philosophe qui aurait bien médité son sujet dans l’obscurité ; ou, pour vous parler le langage des poètes, qui se serait crevé les yeux pour connaître plus aisément comment se fait la vision.

Si l’on voulait donner quelque certitude à des expériences, il faudrait du moins que le sujet fût préparé de longue main, qu’on l’élevât, et peut-être qu’on le rendît philosophe : mais ce n’est pas l’ouvrage d’un moment que de faire un philosophe, même quand on l’est ; que sera-ce quand on ne l’est pas ? c’est bien pis quand on croit l’être. Il serait très à propos de ne commencer les observations que longtemps après l’opération. Pour cet effet, il faudrait traiter le malade dans l’obscurité, et s’assurer bien que sa blessure est guérie et que ses yeux sont sains. Je ne voudrais pas qu’on l’exposât d’abord au grand