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serions à plaindre sans elles ! Les grands services sont comme de grosses pièces d’or ou d’argent qu’on a rarement occasion d’employer ; mais les petites attentions sont une monnaie courante qu’on a toujours à la main.

Notre aveugle juge fort bien des symétries. La symétrie, qui est peut-être une affaire de pure convention entre nous, est certainement telle, à beaucoup d’égards, entre un aveugle et ceux qui voient. À force d’étudier par le tact la disposition que nous exigeons entre les parties qui composent un tout, pour l’appeler beau, un aveugle parvient à faire une juste application de ce terme. Mais quand il dit : cela est beau, il ne juge pas ; il rapporte seulement le jugement de ceux qui voient : et que font autre chose les trois quarts de ceux qui décident d’une pièce de théâtre, après l’avoir entendue, ou d’un livre, après l’avoir lu ? La beauté, pour un aveugle, n’est qu’un mot, quand elle est séparée de l’utilité ; et avec un organe de moins, combien de choses dont l’utilité lui échappe ! Les aveugles ne sont-ils pas bien à plaindre de n’estimer beau que ce qui est bon ? combien de choses admirables perdues pour eux ! Le seul bien qui les dédommage de cette perte, c’est d’avoir des idées du beau, à la vérité moins étendues, mais plus nettes que des philosophes clairvoyants qui en ont traité fort au long.

Le nôtre parle de miroir à tout moment. Vous croyez bien qu’il ne sait ce que veut dire le mot miroir ; cependant il ne mettra jamais une glace à contre-jour. Il s’exprime aussi sensément que nous sur les qualités et les défauts de l’organe qui lui manque : s’il n’attache aucune idée aux termes qu’il emploie, il a du moins sur la plupart des autres hommes l’avantage de ne les prononcer jamais mal à propos. Il discourt si bien et si juste de tant de choses qui lui sont absolument inconnues, que son commerce ôterait beaucoup de force à cette induction que nous faisons tous, sans savoir pourquoi, de ce qui se passe en nous à ce qui se passe au dedans des autres.

Je lui demandai ce qu’il entendait par un miroir : « Une machine, me répondit-il, qui met les choses en relief loin d’elles-mêmes, si elles se trouvent placées convenablement par rapport à elle. C’est comme ma main, qu’il ne faut pas que je pose à côté d’un objet pour le sentir. » Descartes, aveugle-né, aurait dû, ce me semble, s’applaudir d’une pareille définition.