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retourner. Cette fille a fait trois fois cette commission. Je l’ai vue il y a quelques années : elle parlait de mon père en versant des larmes ; tout son désir était de revoir son jeune maître ; elle regrettait de n’avoir pas la force de faire pour son plaisir ce qu’elle avait entrepris de si bon cœur pour son utilité ; soixante ans de service n’avaient altéré ni sa tête ni sa sensibilité. Cependant l’éloignement de sa famille, l’abandon, le besoin de tout, la nécessité de vivre, rien ne fit changer mon père. Il a passé dix ans entiers livré à lui-même, tantôt dans la bonne, tantôt la médiocre, pour ne pas dire la mauvaise compagnie, livré au travail, à la douleur, au plaisir, à l’ennui, au besoin ; souvent ivre de gaieté, plus souvent noyé dans les réflexions les plus amères ; n’ayant d’autre ressource que ces sciences qui lui méritaient la colère de son père. Il enseignait les mathématiques ; l’écolier était-il vif, d’un esprit profond et d’une conception prompte, il lui donnait leçon, toute la journée ; trouvait-il un sot, il n’y retournait plus. On le payait en livres, en meubles, en linge, en argent ou point, c’était la même chose. Il faisait des sermons : un missionnaire lui en commanda six pour les colonies portugaises ; il les paya cinquante écus pièce. Mon père estimait cette affaire une des bonnes qu’il eût faites.

M. Randon, financier, cherchait un précepteur pour ses enfants ; on lui indiqua mon père. Il demanda quinze cents livres par an ; elles furent accordées. Il vint s’établir dans la maison ; mais quel colosse au physique et au moral aurait pu tenir au genre de vie auquel il s’était condamné ? Il se levait, et voyait habiller les enfants ; il leur enseignait tout ce qu’il savait pendant la matinée, dînait avec eux, les promenait ensuite, ne recevait personne, n’allait voir qui que ce fût, soupait avec les marmots, les voyait coucher, et ne les abandonnait pas un seul instant à d’autres soins que les siens. Il mena cette manière d’exister trois mois ; alors il fut trouver M. Randon : « Je viens, monsieur, vous prier de chercher une personne qui me remplace, je ne puis rester chez vous plus longtemps. — Mais, monsieur Diderot, quel sujet de mécontentement avez-vous ? Vos appointements sont-ils trop faibles ? je les doublerai. Êtes-vous mal logé ? choisissez un autre appartement. Votre table est-elle mal servie ? ordonnez votre dîner : rien ne me coûtera pour vous conserver. — Monsieur, regardez-moi ; un citron est moins jaune que mon visage. Je fais de vos enfants des hommes, mais chaque jour je deviens un enfant avec eux. Je suis mille fois trop riche et trop bien